librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

enfants endormisL'avis de Maryse:

Dans ce premier roman pour le moins percutant, Anthony Passeron déploie, avec un courage certain, son histoire familiale. Celle de ses grands-parents d’abord, des bouchers d’origine italienne, entrepreneurs dans une bourgade montagneuse de l’arrière-pays niçois, bien prospères durant les Trente Glorieuses. Ensuite, celle de la génération qui les a suivis et du fossé immense qui s’est creusé entre eux. Son père, qui a loyalement repris l’affaire familiale à l’époque où s’amorçait la désertification des campagnes. Et surtout son oncle Désiré, le premier de la lignée à décrocher le bac, l’ainé, la fierté de la famille, l’employé administratif, le joyeux et populaire fêtard des bars branchés de Nice, celui qui a finalement brûlé la chandelle par les deux bouts dans les bas-fonds de la cité balnéaire, et est devenu héroïnomane.

L’écrivain alterne de manière équilibrée deux récits. D’une part, il raconte l’histoire, intime et poignante, de l’addiction et de maladie de son oncle atteint du sida dans les 1980, à l’aube de la tragique pandémie, alors qu’on en avait reçu que le lointain écho dans cette région si reculée de l’Hexagone. C’est aussi l’histoire bouleversée d’une famille entière, tantôt fermement déterminée à soutenir le malade dans ses nombreux traitements, à affronter ses démons, à assumer ses choix avec une attitude combattive, tantôt murée dans le déni et le silence alors même que l’homme chute irrémédiablement vers la mort.

D’autre part, on lit le récit sociologique, documenté et fourni, de la recherche menée sur le virus du sida en France. Depuis ses balbutiements face à la méconnaissance totale de la maladie, les incroyables difficultés pratiques, scientifiques, statistiques et parfois commerciales auxquelles elle s’est heurtée, les impasses dans lesquelles elle s’est engouffrée, ses réussites aussi – en dépit des innombrables destinées brisées – jusqu’à la fin des années 1990.

Cette lecture secoue. Elle ouvre les yeux, si besoin en est, sur cette funeste réalité qu’a été – et qu’est toujours bel et bien – le sida en France. Avec érudition, Anthony Passeron remet en lumière toute une époque, les rouages de la lutte contre cette maladie alors considérée honteuse, ainsi que le traitement politico-médiatique qu’on lui a consacré à l’époque. Mais avant tout, par ce roman, l’écrivain rend un hommage intime, pudique et touchant à sa famille brisée par l’incompréhension, la désillusion, la marginalisation, la solitude et le chagrin. Quelque part, Les enfants endormis réhabilite la mémoire de Désiré et au-delà, celle des nombreuses victimes du VIH, hier, aujourd’hui et demain.

Éditions Globe, 20 €btn commande.

tenir sa langue panassenkoL'avis d'Anouk:

Sa grand-mère paternelle s’appelait Pessah. Pour échapper à l'antisémitisme des années staliniennes, elle change son prénom en Polina – comme un passeport pour une vie meilleure. C’est ce même prénom que porte Polina Panassenko, née à Moscou peu avant l’implosion de l’Union Soviétique. Polina: un signe vers la grand-mère qu’elle n’a pas connue, vers l’héritage juif d’une famille qui a « le judaïsme clignotant » – mieux vaut ne pas en parler.


À la fin des années ’80, la vie en URSS suit une grammaire que l’on pense immuable: l’appartement communautaire, le patriotisme forcené, la joie quand on peut mettre de côté une conserve de petits pois. Puis le pays bascule avec la fin de l’Union et les premiers pas de la Russie indépendante. En 1993, le père de Polina trouve un travail en France, sa famille l’y rejoint bientôt, et Polina devient Pauline.


Des années plus tard, alors qu’elle introduit une banale requête pour retrouver, sur ses papiers officiels, son prénom de Polina, l’État français la déboute. Refuser un prénom français, c’est manquer son intégration: inacceptable! Tel est le point de départ de Tenir sa langue: explorer le gouffre autour duquel s’organise une vie prise entre deux prénoms, deux pays, deux langues.


De cette histoire si personnelle, Polina Panassenko tire un roman virevoltant, plein de rage et d’émotion, d’une drôlerie sans pareille. Avec les yeux de la toute petite fille qu’elle était alors, elle raconte le dépaysement. Ce qu'il faut laisser derrière soi – les grands-parents, un doudou tant aimé. Et puis l'étrangeté de la nouvelle vie, la première raclette chez un couple de voisins qu’elle prend pour des Anglais tant ils émettent « des sons bizarres », les courses dans un supermarché débordant de marchandises.


Son entrée à la materneltchik est une scène d’anthologie. Vous n’oublierez jamais la petite Polina perdue dans une classe désertée par les mots, où bruissent les sons étranges qui s’échappent de la bouche de l’institutrice et des autres enfants. Pendant la récréation, elle se cache dans les thuyas pour essayer de comprendre ce qui se trame autour d’elle. Puis elle se choisit un copain pour faire face à l’adversité: un petit garçon bègue, aussi perdu qu’elle avec le langage. À eux deux, ils sont « le lumpenprolétariat de l’enclos: Philippe et moi. Le bègue et la Russe ». On lit rarement des pages aussi justes sur l’enfance, ses tourments, sa sauvagerie et son époustouflante capacité d’adaptation et de résistance. « On me parle encore et encore de la langue qu’il me manque. La langue du français. C’est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour qu’elle me pousse. Tu la changeras comme un oiseau, tu verras. Tchik-tchirik, fait le moineau. Mais j’ai déjà une langue. Qu’est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font les ciseaux". En grandissant, Polina a si bien intégré le français qu'il déteint sur le russe. Elle perd son accent, et cela la consterne ("L'accent c'est ma langue maternelle"). Heureusement sa mère est là, qui "surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties ds mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière".


Tenir sa langue est un formidable roman d'exil et de vie, où pulsent une inventivité et une énergie frondeuses. Dans les pas de Polina, on saute joyeusement par-delà les frontières et les assignations. Entre les souvenirs russes, l'enfance à Saint-Etienne, la vie adulte en banlieue parisienne, elle reste la fille malicieuse, sur le qui-vive, en colère contre la bêtise et l'injustice ("Tu es maximaliste, ma fille", lui dit son père, "il faut être plus tolérante"). Avec elle on connaît les triomphes et les défaites, les pertes suffocantes, l'amour d'une famille inoubliable. Jusqu'à une pirouette finale dont l'intelligence et la générosité sont tout simplement époustouflantes.

On lit rarement un premier roman aussi abouti. Tenir sa langue révèle la voix singulière et l'immense talent de Polina Panassenko. Assurément, c'est l'un des grands livres de cette rentrée littéraire!

 

Éditions de l'Olivier, 18 €btn commande

Disponible en format numérique ici

trois soeurs editeurL'avis de Maryse:

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime », dit un proverbe russe. Vraisemblablement, Mikhaïl Sergueïevitch Khatchatourian avait de l’amour à revendre pour les femmes qui l’entouraient, et tout particulièrement pour ses trois filles Krestina, Angelina et Maria qui, un soir d’été 2018, dans leur appartement moscovite, l’ont tué.

Ce sinistre fait divers, alors surmédiatisé, a violemment déchiré l’opinion publique russe parce qu’il lui renvoyait une bien poisseuse image, celle de la violence domestique omniprésente et très généralement impunie dans le pays de Vladimir Poutine – la Douma avait d’ailleurs assez largement voté la dépénalisation des violences domestiques en Russie en 2017, dans le but de « préserver les valeurs traditionnelles familiales ».

Laura Poggioli connaît bien Moscou. Elle y a vécu à 20 ans, au tout début des années 2000, époque underground s’il en est. Elle y a parlé couramment le russe, y a étudié la littérature, s’est fortement attachée à cette métropole hors du commun dont elle dresse d’ailleurs ici un portrait flamboyant, s’y est fait des amitiés solides, y a vécu des soirées mémorables, y a bu jusqu’à plus soif, y a dansé jusqu’à l’épuisement, et y a aimé passionnément Mitia, son grand amour. Il est vrai que parfois, Mitia la frappait, mais bon, elle croyait que c’était dû à son tempérament ardent, et puis qu’elle y était pour quelque chose aussi…

Vingt ans plus tard, l’autrice entremêle son histoire avec celle des trois sœurs Khatchatourian dont, après de multiples recherches concernant leur affaire, elle imagine scène après scène l’enfance, l’adolescence et le début de l’âge adulte aux côtés d’un père tortionnaire et harcelant, jusqu’au geste fatal. Trois sœurs est un roman fort dans lequel on embarque sans retour dès les premiers traits, pour un voyage vertigineux aux allures d’un grand crescendo. L’écriture est vive et nette, elle happe. Le propos est prégnant, il s’impose. Au-delà de l’esquisse d’une éventuelle âme russe d’aujourd’hui, il pose la question du statut de l’homme, de sa position systémiquement dominante et de la violence qui régit les rapports entre les personnes.

Une claque.

L'Iconoclaste, 20 euros.btn commande

Disponible en format numérique ici.