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"Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwichs qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares; les orgues de Barbarie; dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait: la vie; Londres; ce moment de juin".
Ses élans, ses tourments, sa perspicacité, sa fulgurante modernité: Clarissa éblouit tant qu’on peine à croire qu’elle fête ses cent ans.
Cent ans! Lorsqu’il paraît au printemps 1925, Mrs Dalloway cristallise les questions de son époque et porte à la perfection les intuitions modernistes de Virginia Woolf. Comme Joyce, Proust, Pirandello ou Mann, ses grands contemporains, Virginia Woolf transforme le paysage du roman et le fait entrer dans un âge nouveau. Le temps diffracté, l’attention aux perceptions, la peinture du mouvant et de l’évanescent : il y a tout cela dans cet immense chef-d’œuvre, bien sûr, mais il y a aussi tant de vie, d’humour piquant, d’attention aux choses soi-disant banales que Clarissa, toujours, nous plongera dans une joie profonde.
"Qu’est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d’exaltation ?
C’est Clarissa, dit-il.
Et justement, elle était là".
Pour célébrer les cent ans de Mrs Dalloway, la bibliothèque de la Pléiade propose une édition anniversaire entourant Mrs Dalloway (traduit par Marie-Claire Pasquier) de textes complémentaires, notamment Orlando et Une pièce à soi.
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 62 euros
Gallimard, collection Folio, traduit de l'anglais par Marie-Claire Pasquier, 7.60 euros
POL, traduit de l'anglais par Nathalie Azoulai, 14.90 euros
Disponible en format numérique ici
Les trésors du fonds
Pourquoi De sang-froid, le roman non-fictionnel publié aux États-Unis en 1966, est-il un classique du XXe siècle dans lequel se (re)plonger ? Pour des raisons littéraires avant tout. Ce texte narratif, tissé comme une véritable intrigue de 500 pages et dont les personnages prennent vie sous les yeux du lecteur, Truman Capote, l’enfant terrible de la littérature américaine, l’a voulu comme une immersion totale et fidèle dans la réalité. Pour ce faire, à l’instar d’un journaliste d’investigation, il a mené une enquête complète pendant cinq ans au cœur d’une bourgade du Midwest à propos d’un quadruple meurtre. À Holcomb, Comté de Finney, Kansas, et grâce à l’aide précieuse de son amie écrivaine et non moins renommée Harper Lee (to do : (re)lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur), Capote a minutieusement récolté les faits, ainsi que les ressentis de nombreuses personnes concernées par le fait divers sordide, recueillant aussi et surtout les confidences des deux meurtriers eux-mêmes. Résulte de ce travail titanesque un roman dense, planté dans un bled rural, religieux et conservateur de la Bible Belt, qui relate méticuleusement le meurtre par deux vagabonds d’un riche fermier, de sa femme et de ses deux adolescents en 1959, ainsi que ses conséquences judiciaires, morales et sociales. Au-delà de son réalisme brut et de sa perspective véridique, le texte, qui porte pour sous-titre Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences, n’est pas seulement un documentaire puisque Capote brosse au fil des pages le portrait psychologique de chaque protagoniste, à savoir les victimes mais, plus singulièrement les meurtriers, depuis la germination de l’idée du crime dans leur esprit, jusqu’à l’issue fatale de leur procès : leur exécution.
Ainsi, avec De sang-froid, Truman Capote se dresse comme le précurseur du « true crime », un genre littéraire et cinématographique certes fort prisé depuis, mais alors si novateur. Et de fait, le succès de ce livre a été colossal dans les années 1960 jusqu’aujourd’hui, tant en Amérique que dans le Monde entier, projetant son auteur dans la richesse et la gloire, tout en brisant net son élan créatif et en le noyant dans la dépression – on dit qu’il se fut lié d’amitié avec l’un des meurtriers d’Holcomb, et que l’exécution de ce dernier le dévasta…
Un autre grand intérêt de ce texte, je pense, reste qu’il ouvre une véritable réflexion sociologique à propos de l’éternel antagonisme entre misère et richesse, de l’illusion de l’American dream et surtout de la violence extrême qui en découle : celle-ci qui a entraîné les deux vagabonds à commettre le pire, celle-là qui a poussé une collectivité entière à exécuter sur les coupables le châtiment ultime, et dans les deux cas de sang-froid.
De sang-froid, un roman puissant qui aura suscité de nombreuses influences dans la littérature contemporaine, et pas uniquement anglo-saxonne. Et s’il vous venait l’envie de vous plonger dans ce genre littéraire efficace, voici, pêle-mêle et de manière non-exhaustive, quelques écrivain.e.s qui s’y sont essayé, parfois avec beaucoup de grandeur : Florence Aubenas (L'inconnu de la poste), Jean Teulé (Mangez-le si vous voulez), Philippe Jaenada (La Petite femelle, La Serpe), Emmanuel Carrère (L'Adversaire), Didier Decoin (La Pendue de Londres) ou encore l’écrivain flamand Chris De Stoop (Le Livre de Daniel).
Vous venez en discuter avec nous à la librairie ?
Folio, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raymond Girard, 10,50 euros.
Un trésor du fonds - une lecture qui résonne
Dans cette pièce qu’il achève d’écrire en 1941 lors de son exil aux États-Unis, le dramaturge révolutionnaire allemand Bertolt Brecht entreprend d’expliquer les mécanismes de l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne en les transposant dans le Chicago des années 1930, au cœur d’un milieu de gangsters et sur fond de l’industrie du chou-fleur en crise. Arturo Ui, le parrain de la mafia de Chicago façon Al Capone, c’est Hitler, et le trust du chou-fleur, ce sont les industriels en crise qui, pour obtenir un prêt d’état, sont prêts à toutes les entourloupes avec le pouvoir en place. De la pègre au nazisme, les procédés sont les mêmes : intimidation, chantage, détournement d’argent, corruption des décideurs politiques, menaces, incendies volontaires (celui du Reichstag), meurtres (notamment du président de Cicero – comprenez du chancelier autrichien), annexion de territoires, tensions au sein du parti réglées en une nuit (celle des longs couteaux)… Mais surtout, il y a l’alliance d’Ui avec les dirigeants du trust des choux-fleurs, les hauts milieux financiers sans lesquels l’ascension du dictateur n’aurait jamais pu exister.
Tout est clair pour le spectateur car des panneaux dressés entre chaque scène explicitent, parallèlement au jeu d’acteurs, les événements historiques auxquels il se rapporte.
La Résistible Ascension d’Arturo Ui s’inscrit en effet pleinement dans le mouvement du théâtre épique brechtien, celui qui prône la distanciation du spectateur par rapport à la pièce qui se déploie sous ses yeux. Le but ultime de Brecht n’est pas du tout de nous émouvoir, mais bien d’objectiver notre point de vue, de nous faire comprendre les processus qui ont pu mener à l’accession du dictateur au pouvoir, en les transposant dans une réalité burlesque – celle de la mafia des fruits et légumes. Les personnages sont tous grotesques, les situations cocasses et la pièce, alors qu’elle est assurément inquiétante, est aussi très drôle. Avec La Résistible Ascension d’Arturo Ui, Brecht nous invite à rire du pire, pour mieux le décrypter. Car, sans spoiler, dans cette histoire, le pire advient bel et bien.
Et pourtant… l’ascension d’Arturo Ui était résistible. C’est là la toute première chose que Bertolt Brecht déclare. Alors, maintenant et plus que jamais, c’est le moment : résistons !
L'Arche, 14 euros.