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officier radio richeuxL'avis d'Anouk:

Marie Richeux est une glaneuse. Elle sait comme personne faire advenir les mots justes et les vérités cachées. Sur les bords de chemin toujours elle trouve la beauté.

Que ce soit dans les entretiens généreux qu'elle mène chaque jour dans le Book Club de France Culture ou dans les livres qu'elle publie chez Sabine Wespieser, Marie Richeux n'a pas son pareil pour faire parler les femmes et les hommes d'hier et d'aujourd'hui. Et elle y réussit si bien parce qu'elle est là tout entière, face à une archive comme face à un·e écrivain·e: l'esprit affuté, l'émotion à fleur de voix, l'oeil rieur et l'imagination comme un étendard, un outil de transformation du monde.

Avec Officier radio, Marie Richeux s'aventure sur les chemins tortueux de la mémoire. En 1979, son oncle Charles est marin sur l'Emmanuel Delmas. Dans les eaux italiennes, un pétrolier percute le navire. Charles n'a pas trente ans. Il est officier radio, en charge de lancer les SOS. Comme plusieurs membres de l'équipage, il meurt dans l'incendie qui suit la collision. De ce drame survenu avant sa naissance, Marie Richeux connaît ce que la douleur des siens et les aléas du souvenir ont laissé filtrer jusqu'à elle. Et puis un jour s'impose le besoin d'en savoir plus et de chercher, peut-être pas la vérité, mais du moins des traces de cet oncle disparu. 

Commence alors une enquête qui va la mener à questionner la mémoire familiale vacillante autant que le sérieux des archives. C'est le récit de cette quête que nous donne à lire Officier radio – un récit buissonnier qui ne vise pas à combler les mystères et l’absence mais plutôt à partager des questions, des moments de vie, des voix aux grains singuliers."Comment ne pas oublier" répète le père de Marie Richeux en parlant de la mort de son frère et de ses répercussions dans la vie familiale. "Et moi j'entends: Comment faire autrement qu'oublier un peu? Mais j'entends aussi: Comment faire pour ne pas oublier? Quoi faire pour ne pas oublier? Comment. Ne pas. Oublier".

Au passage, le livre s'offre "des nœuds et des détours" qui le rendent tellement précieux. C'est un livre sur lles ressources de la parole et sur l'importance, quand elle advient, de trouver une écoute. C'est une fresque sociale sur la Bretagne et ses enfants, les hommes pris par la mer et les femmes restées à terre avec vaillance. C'est bien sûr un livre sur la radio, ce lien entre l'oncle perdu et sa nièce obsédée d'enregistrements. Ou encore une réflexion passionnante sur les pouvoirs de la littérature, convoquant Clarisse Lispector et Daniel Mendelsohn dans des pages lumineuses. Tout cela tient en équilibre parfait dans ce livre doux, pudique et subtil.

 

Sabine Wespieser Éditeur, 21 eurosbtn commande

 

Rien n’est sûr en ce monde, et rien n’est stable, et le mur le plus épais s’écroule, et la vitre la plus solide redevient le sable qu’elle a été, et tout en ce monde peut nous être enlevé d’un souffle, disparaître en une nuit, tout, les corps aimés, les plus grandes bibliothèques, tout ce que l’on croit solide, durable, n’est que vapeur, oui, tout cela n’est qu’une larme qui quitte l’œil et s’évapore avant d’avoir atteint la commissure des lèvres. On peut tout nous prendre mais la dernière chose à céder, la plus difficile à faire ployer, à extirper, c’est ce qu’on a dans la tête et dans le cœur.

 

au grand jamais alikavazovicL'avis d'Anouk:

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée".

Ainsi s’ouvre Au grand jamais, l’histoire d’une fille qui s’évertue à trouver sa mère et à faire tenir ensemble des images de celle-ci, même si elles sont éparpillées, diffractées, incertaines.

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée", et d’emblée on sait que la mère n’en aura jamais fini de s’échapper et de déjouer la quête de sa fille. La mère manque, s’évapore, est là et ailleurs à la fois: "même présente, elle semble floue, floutée, évanescente".

Pour s’approcher d’elle, la narratrice ne mène pas une enquête ordinaire, qui accumulerait des archives, des preuves, des dates, des faits concrets. Non: elle fait confiance à quelque chose de plus impalpable, une matière souple et fluide qui circule entre sa mère et elle et qui se reconfigure sans cesse. Une matière tissée de rêves, de comptines enfantines, de bribes de souvenirs. Là est la singularité de ce roman envoûtant, sa force fragile et belle.

L’histoire de la mère, c’est celle d’un déracinement. Lorsqu’à 24 ans elle quitte son pays avec en poche la clé d’un appartement parisien, il lui faut inventer une suite, parmi toutes les vies possibles. Et elle le fait avec talent. Elle a le charisme, l’élégance, la détermination. Elle n’a pas de moyens, mais une conviction: si l’on y croit, la vie qu’on projette – cette fiction – peut devenir réalité. En modelant son histoire, puis celle de sa petite fille, elle fait œuvre. Comme quand, dans son pays, elle écrivait de la poésie.

Puis viendra le temps de trop de deuils – un frère, une ville, un pays, et même la langue de son enfance. Toutes ces pertes attiseront le don de la mère pour la disparition – "dans cette famille, il y a un don", aime-t-elle à répéter, énigmatique. C'est aussi le moment de son renoncement à l'écriture et de l'entrée dans le silence. Mais ce silence, comme tout ce qui tient à cette femme, possède sa texture propre. "Ce n'est pas ainsi que ma mère se tait. Son silence a une autre qualité. Il est spacieux. Il est presque un espace-temps, un univers parallèle. Il est puissant. Son silence réussit là où tant de paroles et tant de livres, même, échouent".

Jakuta Alikavazovic, quand elle n'écrit pas ses romans denses et envoûtants, est une traductrice épatante (on lui doit par exemple la découverte en français de Milkman d'Anna Burns, ou une toute récente traduction de Beloved de Toni Morisson). Au grand jamais cherche précisément à traduire le parcours d'une femme d'une langue à une autre, d'un pays à une autre, d'une disparition à une autre. L'écriture vive et sensible de Jakuta Alikavazovic, souvent virtuose mais jamais affectée, ouvre un champ où se déplient toute la complexité d'une vie, tous ses mystères, tous ses non-dits. L'émotion se tient tapie à chaque page de ce roman labyrinthique et vibrant, plein d'élans, d'utopies, de clairs-obscurs.

Et il faut dire aussi combien ce livre est joueur: sans cesse il relance les dés du destin. Des motifs reviennent, se superposent, se contredisent. Ils nous entraînent dans un tourbillon d'incertitudes, d'hésitations, de mensonges tellement vrais et de vérités inventées. Au grand jamais est une valse menée prestissimo, un roman comme une lumière scintillante et réconfortante.

 

Éditions Gallimard, 20.50 euros

nourricesL'avis de Maryse:

Dans un village reculé, à une époque oubliée, c’est dans la chair des femmes qu’on puise la subsistance des foyers. Sylvaine, jeune mère dont l’enfant vient d’être sevré, suit le chemin de nombreuses autres : elle vend son lait à une famille aisée de la ville, qui lui confie sa petite fille à nourrir.

Une nuit baignée de lune, à la lisière de la forêt où elle habite, Sylvaine découvre un nourrisson abandonné, accompagné d’un carnet racontant son histoire — chose rare dans une région où peu savent lire. Quand le bébé qu’elle allaite meurt soudainement dans son sommeil, elle échange les enfants. Ce geste n’est pas tant motivé par le besoin d’un revenu que par un attachement instinctif, comme si la lune avait scellé un lien d’amour entre la nourrice et l’orpheline. Mais dans ce monde âpre, où les hommes règnent sans partage sur les corps et les âmes des femmes, il n’est de salut pour ces dernières que dans la sororité — seul rempart contre la chute, la violence et l’effacement.

Ce premier roman à la fois singulier, envoûtant et chargé de sensualité, oscille entre fable et récit social. Séverine Cressan y dévoile les rouages d’une industrie méconnue du passé et en explore les implications collectives. En outre, elle parvient, par traits fins et poétiques, à donner corps à des femmes restées dans l’ombre de l’histoire, mais dont la profession, aussi taboue qu’elle fût, revêtait un caractère éminemment humain.

 Dalva, 21,50 euros.btn commande