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lequel de nous portera lautre lisonL'avis d'Anouk:

Violaine Lison vit, enseigne et écrit à Tournai. Après Vous étiez ma maison et Ce soir, on dort dans les arbres, elle signe aujourd'hui son troisième livre chez Esperluète. Lequel de nous portera l'autre? se lit comme une enquête patiente et obstinée, celle qui met Violaine Lison dans les pas de Léonce Delaunoy, un jeune brancardier mobilisé en août 1914 et qui mourra peu avant la fin du conflit, en octobre 1918.

Que reste-t-il, à cent ans de distance, de cette vie fauchée par la guerre? Un mouchoir, un couteau gravé, quelques photos, de maigres trésors qui tiennent dans une boîte à cigares conservée par-delà les décennies. Et puis des carnets à l'écriture soignée qui racontent la guerre au jour le jour, ponctuent le récit de poèmes, gardent dans l'horreur une attention vive à la nature –- fils d'agriculteurs, Léonce décrit avec minutie les paysages, les oiseaux, les plantes, tout ce vivant pris comme lui dans la toile de la Grande Guerre.

En entamant le dialogue avec les mots de Léonce Delaunoy, Violaine Lison n'imagine pas combien cette rencontre va être déterminante. Elle ne sait pas non plus qu'elle va arpenter un labyrinthe de secrets, de passions, de tumultes qui font de son livre une aventure humaine peu banale.

"Comme les épaisses forêts, les mots laissent passer la lumière. Surtout quand elle flamboie." En nous donnant à lire les mots de Léonce, en les accompagnant de sa propre voix, de ses doutes, de ses intuitions, Violaine Lison fait battre le coeur d'archives endormies. C'est passionnant et bouleversant. 

 

Éditions Esperluète, 22 eurosbtn commande

officier radio richeuxL'avis d'Anouk:

Marie Richeux est une glaneuse. Elle sait comme personne faire advenir les mots justes et les vérités cachées. Sur les bords de chemin toujours elle trouve la beauté.

Que ce soit dans les entretiens généreux qu'elle mène chaque jour dans le Book Club de France Culture ou dans les livres qu'elle publie chez Sabine Wespieser, Marie Richeux n'a pas son pareil pour faire parler les femmes et les hommes d'hier et d'aujourd'hui. Et elle y réussit si bien parce qu'elle est là tout entière, face à une archive comme face à un·e écrivain·e: l'esprit affuté, l'émotion à fleur de voix, l'oeil rieur et l'imagination comme un étendard, un outil de transformation du monde.

Avec Officier radio, Marie Richeux s'aventure sur les chemins tortueux de la mémoire. En 1979, son oncle Charles est marin sur l'Emmanuel Delmas. Dans les eaux italiennes, un pétrolier percute le navire. Charles n'a pas trente ans. Il est officier radio, en charge de lancer les SOS. Comme plusieurs membres de l'équipage, il meurt dans l'incendie qui suit la collision. De ce drame survenu avant sa naissance, Marie Richeux connaît ce que la douleur des siens et les aléas du souvenir ont laissé filtrer jusqu'à elle. Et puis un jour s'impose le besoin d'en savoir plus et de chercher, peut-être pas la vérité, mais du moins des traces de cet oncle disparu. 

Commence alors une enquête qui va la mener à questionner la mémoire familiale vacillante autant que le sérieux des archives. C'est le récit de cette quête que nous donne à lire Officier radio – un récit buissonnier qui ne vise pas à combler les mystères et l’absence mais plutôt à partager des questions, des moments de vie, des voix aux grains singuliers."Comment ne pas oublier" répète le père de Marie Richeux en parlant de la mort de son frère et de ses répercussions dans la vie familiale. "Et moi j'entends: Comment faire autrement qu'oublier un peu? Mais j'entends aussi: Comment faire pour ne pas oublier? Quoi faire pour ne pas oublier? Comment. Ne pas. Oublier".

Au passage, le livre s'offre "des nœuds et des détours" qui le rendent tellement précieux. C'est un livre sur lles ressources de la parole et sur l'importance, quand elle advient, de trouver une écoute. C'est une fresque sociale sur la Bretagne et ses enfants, les hommes pris par la mer et les femmes restées à terre avec vaillance. C'est bien sûr un livre sur la radio, ce lien entre l'oncle perdu et sa nièce obsédée d'enregistrements. Ou encore une réflexion passionnante sur les pouvoirs de la littérature, convoquant Clarisse Lispector et Daniel Mendelsohn dans des pages lumineuses. Tout cela tient en équilibre parfait dans ce livre doux, pudique et subtil.

 

Sabine Wespieser Éditeur, 21 eurosbtn commande

 

Rien n’est sûr en ce monde, et rien n’est stable, et le mur le plus épais s’écroule, et la vitre la plus solide redevient le sable qu’elle a été, et tout en ce monde peut nous être enlevé d’un souffle, disparaître en une nuit, tout, les corps aimés, les plus grandes bibliothèques, tout ce que l’on croit solide, durable, n’est que vapeur, oui, tout cela n’est qu’une larme qui quitte l’œil et s’évapore avant d’avoir atteint la commissure des lèvres. On peut tout nous prendre mais la dernière chose à céder, la plus difficile à faire ployer, à extirper, c’est ce qu’on a dans la tête et dans le cœur.

 

au grand jamais alikavazovicL'avis d'Anouk:

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée".

Ainsi s’ouvre Au grand jamais, l’histoire d’une fille qui s’évertue à trouver sa mère et à faire tenir ensemble des images de celle-ci, même si elles sont éparpillées, diffractées, incertaines.

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée", et d’emblée on sait que la mère n’en aura jamais fini de s’échapper et de déjouer la quête de sa fille. La mère manque, s’évapore, est là et ailleurs à la fois: "même présente, elle semble floue, floutée, évanescente".

Pour s’approcher d’elle, la narratrice ne mène pas une enquête ordinaire, qui accumulerait des archives, des preuves, des dates, des faits concrets. Non: elle fait confiance à quelque chose de plus impalpable, une matière souple et fluide qui circule entre sa mère et elle et qui se reconfigure sans cesse. Une matière tissée de rêves, de comptines enfantines, de bribes de souvenirs. Là est la singularité de ce roman envoûtant, sa force fragile et belle.

L’histoire de la mère, c’est celle d’un déracinement. Lorsqu’à 24 ans elle quitte son pays avec en poche la clé d’un appartement parisien, il lui faut inventer une suite, parmi toutes les vies possibles. Et elle le fait avec talent. Elle a le charisme, l’élégance, la détermination. Elle n’a pas de moyens, mais une conviction: si l’on y croit, la vie qu’on projette – cette fiction – peut devenir réalité. En modelant son histoire, puis celle de sa petite fille, elle fait œuvre. Comme quand, dans son pays, elle écrivait de la poésie.

Puis viendra le temps de trop de deuils – un frère, une ville, un pays, et même la langue de son enfance. Toutes ces pertes attiseront le don de la mère pour la disparition – "dans cette famille, il y a un don", aime-t-elle à répéter, énigmatique. C'est aussi le moment de son renoncement à l'écriture et de l'entrée dans le silence. Mais ce silence, comme tout ce qui tient à cette femme, possède sa texture propre. "Ce n'est pas ainsi que ma mère se tait. Son silence a une autre qualité. Il est spacieux. Il est presque un espace-temps, un univers parallèle. Il est puissant. Son silence réussit là où tant de paroles et tant de livres, même, échouent".

Jakuta Alikavazovic, quand elle n'écrit pas ses romans denses et envoûtants, est une traductrice épatante (on lui doit par exemple la découverte en français de Milkman d'Anna Burns, ou une toute récente traduction de Beloved de Toni Morisson). Au grand jamais cherche précisément à traduire le parcours d'une femme d'une langue à une autre, d'un pays à une autre, d'une disparition à une autre. L'écriture vive et sensible de Jakuta Alikavazovic, souvent virtuose mais jamais affectée, ouvre un champ où se déplient toute la complexité d'une vie, tous ses mystères, tous ses non-dits. L'émotion se tient tapie à chaque page de ce roman labyrinthique et vibrant, plein d'élans, d'utopies, de clairs-obscurs.

Et il faut dire aussi combien ce livre est joueur: sans cesse il relance les dés du destin. Des motifs reviennent, se superposent, se contredisent. Ils nous entraînent dans un tourbillon d'incertitudes, d'hésitations, de mensonges tellement vrais et de vérités inventées. Au grand jamais est une valse menée prestissimo, un roman comme une lumière scintillante et réconfortante.

 

Éditions Gallimard, 20.50 euros