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plus court chemin wautersL'avis d'Anouk:

« Je suis marqué à vie par ce monde presque disparu. C’est une immense joie et une immense peine. Je ne peux pas le dire mieux: mon enfance me remplit et de peine et de joie ».

L’enfance est un territoire dont Antoine Wauters nous a souvent ouvert les portes. Avec Le plus court chemin, c’est sa propre enfance dont il cherche le souvenir – des éclats échappés au temps qu’il nous livre comme les pièces désassemblées d’un puzzle, ourlées de vide et de silence.

De livre en livre, l’œuvre d’Antoine Wauters cherche à « documenter les choses avant qu’elles ne s’effacent », et le chemin si personnel qu’il emprunte aujourd’hui ne s’éloigne sans doute pas tant de ses œuvres de fiction. Le plus court chemin entre notamment en résonance avec son précédent roman, Mahmoud ou la montée des eaux. La quête est la même: ouvrir des voies qui permettent d’habiter le monde poétiquement et politiquement.

Grandi dans un village des Ardennes liégeoises, Antoine Wauters glane les traces d’un monde pas si lointain (les années 1980) et pourtant disparu, englouti par l’individualisme, la vitesse et les illusions du consumérisme. La nostalgie est là, mais elle marche main dans la main avec une joie profonde. Celle de faire ressurgir la moitié moelleuse du monde: la bonté des grands-parents, les odeurs de la campagne, les objets rafistolés, les accents, les superstitions, la beauté du jeu (« Quand il n’y a pas école, j’embrasse prestement mes parents, j’enfile mes vieux habits et je vais jouer. C’est une phrase magique. Tu fais quoi aujourd’hui ? Je vais jouer. »).

Le plus court chemin n’est pas une autobiographie satisfaite, mais tout le contraire – des cailloux semés pour aviver l’enfance et ses sensations. Le récit avance en fragments, petits carrés de textes cernés du blanc de la page, un blanc qui invite chaque lecteur à y trouver une place. Le je d’Antoine Wauters est fraternel, universel. Il fait tenir ensemble la matérialité et l’insaisissable. Surgissent devant nous sa grand-mère penchée sur des mots croisés, un tracteur oublié dans un champ, la terreur qui saisit le petit garçon à l’idée de ne pas retrouver sa mère. L’amour circule, il unit les générations, les frères et les sœurs, et il est là aussi dans le regard posé sur les plantes, les animaux, les noms des villages et hameaux. Ce sont des manières simples d’être au monde et d’attraper la vie – des voies à explorer dans notre époque en quête de sens ?

On lira aussi Le plus court chemin comme un passionnant art poétique. C’est qu’Antoine Wauters vit depuis l’enfance « avec le sentiment que les mots sont la seule vraie présence en moi ». Dérouler le fil de l’enfance, c’est aussi retrouver la source des mots et de ce besoin d’écriture qui le tenaille. « Je n’étais pas destiné à écrire, mais à flotter ». Tel Mahmoud penché à la surface du lac, en équilibre entre deux mondes, il faut imaginer Antoine Wauters avançant entre les mots et le silence, le visible et l’invisible, la plénitude et le manque. « Je ressens comme une certitude que l’écriture n’est pas une activité. C’est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends. Le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs, je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là. »  

Éditions Verdier, 19.50 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

Antoine Wauters sera notre invité le mardi 3 octobre prochain: une rencontre à ne pas manquer!

chateau des rentiers desartheL'avis d'Anouk:

Un gâteau aux noix. C'est la recette que réclame Agnès Desarthe à sa grand-mère qui n'a pas son pareil pour le réussir. Alors la grand-mère énumère: il faut des œufs, et puis de l'huile. Un peu de farine, un peu de sucre. Mais attention, les "un peu" ne sont pas toujours les mêmes, un gâteau c'est bien autre chose qu'une recette – il y entre de l'amour, de l'inattendu, de l'imaginé.

Les livres d'Agnès Desarthe sont des gâteaux aux noix. On y trouve des ingrédients que l'on croit connaître. Ils s'ajustent à merveille, c'est là la virtuosité d'une autrice qui a tant lu, tant traduit, écrit tant de livres essentiels. Mais ce qui fait leur saveur exquise, leur goût sans pareil, leur profondeur et leur joie effervescente, cela nous échappe, à nous ses lecteurs. Le surcroît de vie et d'intelligence qu'Agnès Desarthe distille page après page ne vient d'aucune recette. Et c'est tant mieux.

Ce Château des Rentiers qu'elle publie en cette rentrée est un roman délectable. N'y cherchez pas un fil, il y en a mille, qui scintillent dans un tissage si élégant et singulier qu'il ne faut surtout pas les démêler. Une chronologie? Mais non: c'est un roman sur le temps et les générations, on y a successivement 3 ans et puis 37, 80 qui redeviennent 22, on est un bébé à naître et une danseuse de 95 ans. Un sujet? Tout y est: la naissance et la mort, le désir, la maternité, l'utopie, le rire et la douleur, l'ordinaire et l'indicible, les amis, la mémoire, l'imagination. Peu de livres attrapent la vie avec autant d'élan et de liberté que ce Château des Rentiers.

Alors, allons-y. Avec l'Agnès Desarthe de 50 ans, entrons dans l'ascenseur d'une tour du XIIIe arrondissement, dans cette rue du Château des Rentiers sans château ni rentiers. Notre guide est une Agnès de 8 ans. Elle va rejoindre ses grands-parents qui vivent là, qui vivaient là, qui y seront encore dans cent ans peut-être. Avec eux leurs amis. Tous âgés, tous venus de l'Est et rescapés de la Shoah, tous communistes. Ils sont vieux mais entre eux "la jeunesse n'avait pas cessé de circuler". Tsila et Boris, Tania et Froïm, et Marianne, et Madame Grobo, ces survivants qui ont laissé la mort derrière eux sont jeunes pour toujours. Alors l'Agnès de tous les âges puise dans ses souvenirs de la tour-phalanstère pour inventer une nouvelle manière de vieillir, ensemble et joyeusement. Et qu'importe si la mémoire est parfois de guingois, parfois pleine de trous, parfois fantasmée: "En écrivant, je me souviens de tout. Je fais semblant de me souvenir de tout. Peut-être est-ce la même chose. Exactement la même chose".

La fantaisie d'Agnès Desarthe nous entraîne dans un vertigineux voyage, un tourbillon de sensations, d'émotions, de réflexions. Le Château des Rentiers est "un réservoir inépuisable de réconfort et d'interrogations". Ses portraits, ses dialogues, son humour facétieux, les devinettes qui le ponctuent et les rencontres magnifiques qui s'y nouent créent un parfait précipité d'humanité et de félicité.

Vous reprendez bien une part de gâteau?

Éditions de l'Olivier, 19.50 euros

Disponible en format numérique icibtn commande

 

 

donato de duveL'avis d'Anouk:

Au commencement, il y a le ciel. Un ciel qui se peint tout seul, de la lumière ardente aux ombres profondes de la nuit.

Au commencement, il y a une pierre. Arrachée à un toit, elle roule et dans son élan emporte tout, se poudre de la poussière des chemins puis se brise en éclats d’argent.

Donato est ce ciel. Donato est cette pierre. Et Éléonore de Duve lui offre l’écrin d’un fascinant premier roman.

Donato s’ouvre dans la lumière des Pouilles. À Cisternino, la vie ressemble à une élégie antique – paysage immémorial de collines se jetant dans la mer, de villages cramponnés à une terre âpre, d’une lumière obsédante qui partout s’infiltre. La terre est baignée des larmes de ceux qui sont partis chercher fortune en Amérique. Elle nourrit chichement ses enfants : il y a la pauvreté véritable, l’indigence difficile à concevoir.

C’est là que naît Donato. Là qu’il grandit dans l’affection de la vieille Lucia, dans l’abandon aux sensations, dans la fatigue d’un labeur incessant. Sa vie est une vie de peu, une parmi tant d’autres, une vie où il n’y a pas de place pour trop de mots. Dire ce que c’est qu’une vie, ce que c’est que cette vie-là, c’est la quête de Clio, la petite-fille de Donato. Avec une conviction, voire une éthique (...), empreinte à la fois de naïveté et d’intégrité, Clio prête ses phrases au grand-père taiseux. Elle invente pour lui, sous le ciel vaste des Pouilles, un lieu où il a pu grandir heureux.

Mais il était écrit que Donato quitterait ce paysage. La vieille Lucia le savait, l’espérait presque – un avenir loin de la faim, de la poussière, de la fatale répétition des jours. Lorsqu’en 1946 un recruteur passe au village, proposant aux jeunes hommes du travail dans les mines en Belgique, elle pousse son Donato au départ, tellement contente en même temps que si triste.

Et le livre bascule, quitte les monts bucoliques pour les terrils du Hainaut et les ciels bas. Donato apprend une nouvelle vie, une nouvelle langue (Il fallait tordre les mots afin qu’ils entrent dans la gorge et parfois, ça grattait). Sisyphe ouvrier, il descend dans les tréfonds, là où le noir aiguise le regard et affine l’attention. Dans le noir, la force de l’esprit est poussée à son comble. Clio l’accompagne là aussi, cherche à tâtons à esquisser des sensations, des gestes, une mémoire. Elle le doit bien à ce grand-père qui, à défaut de son histoire, lui a transmis l’essentiel : une façon d’habiter le monde.

La quête des origines de Clio se coule dans le flux de la langue d’Éléonore de Duve. Une langue éminemment singulière, vive et précieuse, qui signe une retentissante entrée en littérature. Donato est un livre d’invention, comme on appelle inventeur celui qui exhume des trésors enfouis : le roman creuse au plus profond et remonte à la surface des émotions, des tremblements, des sensations. Une matière éminemment sensible filtrée par une écriture rare, joueuse, qui ose la flamboyance et le lyrisme tout en restant limpide. Il y a dans Donato la beauté des premières fois et une confiance dans les pouvoirs infinis de la littérature. Comme son personnage, le livre est constitué d’épaisseurs et de manques, telle la vie, du reste, avec les souvenirs qu’elle nous concède. 

 

Éditions Corti, 21 €btn commande