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Je vais tout droit et de travers
vers jamais et vers nulle part,
comme un train qui déraille.
La vie d'Anna Akhmatova (1889-1966) est une flamboyance. De sa grand-mère tatare, dont elle a pris le nom, elle tient la fierté, l'insoumission, des dons de voyance. "Princesse et saltimbanque", Anna Akhmatova marque ceux qui la croisent par son charisme et sa singulière beauté. Elle écrit dès l'adolescence et épouse à 20 ans un poète symboliste. Elle le suit à Paris où elle devient muse et maîtresse d'Amedeo Modigliani – Vous êtes en moi comme une hantise, lui écrit-il.
Elle a vingt-trois ans lorsque paraît son premier recueil, Le soir. Le succès est immédiat et place Anna Akhmatova au centre d'une génération poétique au génie fulgurant et aux destinées tragiques. Aux côtés d'Ossip Mandelstam, Boris Pasternak et Marina Tsvetaeva, Anna Akhmatova incarne cette génération sacrifiée sur l'autel d'un siècle sanglant. Tous connaîtront la terreur, le chagrin, la déportation, la persécution.
Les gens se bousculent aux lectures que donne Anna Akhmatova, ils font un triomphe en 1917 à Prokofiev qui met en musique ses poèmes. Sa poésie circule bien au-delà des cercles intellectuels, et par milliers les gens récitent de mémoire les vers d'Anna Akhmatova. C'est que sa poésie touche au cœur: "son domaine, écrit Geneviève Brisac, ce sont les sensations humaines transformées en musique, les émotions réinterprétées à travers les mythes grecs ou les figures bibliques (...). Ce sont les gestes secrets du quotidien soudain visibles, les regrets et le tragique de la vie. La fuite du temps, le mystère de la fuite du temps et des visages méconnaissables quand le chagrin a passé sur eux".
Dès 1925, les autorités soviétiques, qui reprochent à Anna Akhmatova son goût pour l'intime, lui interdisent de publier. Pour le régime, elle est à la fois nonne et putain, rétive à la Révolution. Dès lors, sa vie se fait destin.
Le miel sauvage a une odeur de liberté
La poussière, c'est un rayon de soleil
La violette a l'odeur d'une bouche de fille
L'or ne sent rien.
L'amour a une odeur de pomme
Mais nous savons mieux que personne
Que le sang ne sent que le sang
L'odeur du sang, Anna Akhmatova ne la connaît que trop. Deux de ses maris sont assassinés. Son fils connaît la prison et la déportation. Ses amis poètes meurent dans la violence. Malgré tant de deuils et de chagrins, elle se refuse à quitter l'Union Soviétique et partage la vie des femmes russes. Avec elles, elle fait la file devant les prisons pour prendre des nouvelles de leurs fils, elle traverse Leningrad assiégée pour trouver de quoi manger, elle ruse pour échapper à la surveillance généralisée et maintenir la dignité. Interdits de publication, les poèmes d'Anna Akhmatova circulent clandestinement et accompagnent toutes les tragédies traversées par son peuple. Lorsqu'elle meurt, en 1966, une foule énorme se rassemble, hébétée de douleur. Les autorités ne peuvent empêcher cette manifestation, mais confisquent toutes les photos qui en sont prises.
Il fallait toute la générosité, l'audace et la vive intelligence de Geneviève Brisac pour s'emparer d'une vie comme celle d'Anna Akhmatova. Le livre qu'elle lui consacre est passionnant de bout en bout, nouant en beauté les fils éparpillés de l'œuvre et de la vie. Geneviève Brisac rend grâce à la liberté, à la force de caractère, à la clairvoyance et à l'humour dont Anna Akhmatova ne s'est jamais départie.
Anna Akhmatova, portrait est un livre écrit en amitié et en connivence, et on le reçoit de la même façon: d'âme à âme. Il se joue dans ces pages tout ce qui est essentiel à nos vies: l'amour, l'attention à l'humain, la quête de la beauté, la littérature.
Dans la Bavière à feu et à sang de 1944, Heim Hochland demeure paisible. L’ambiance est feutrée, la nourriture abondante, l’hygiène irréprochable. Dans cette maternité modèle des nazis, femmes enceintes et jeunes mères avec leurs bébés semblent protégées de la dévastation. C’est ce lieu et sa sinistre ambivalence qui sont au centre du nouveau roman de Caroline de Mulder, La pouponnière d’Himmler. Au Lebensborn s’incarne l’obsession eugéniste insensée des nazis, obsession engluée dans la contradiction puisque le prétendu service de la vie alimente une idéologie visant la mort – le destin de ces enfants mâles si choyés n’est-il pas de mourir glorieusement pour l’Allemagne ?
Trois personnages font explorer la complexité d’Heim Hochland. Il y a d’abord Renée, une jeune Normande tondue dans son village lorsqu’on apprend qu’elle est enceinte d’un soldat allemand. En fuite, Renée trouve refuge dans l’Allemagne ennemie. Au Lebensborn, elle croise une infirmière à peine plus âgée, Helga. Cette femme qui, il n’y a pas si longtemps encore, vivait sans remettre en cause la nécessité de son institution est de plus en plus habitée par le doute. Son journal intime rend compte de ses hésitations, encore vacillantes et fragilisées par la conscience de leur inconvenance. Enfin il y a Marek, prisonnier polonais détaché du camp de Dachau pour travailler dans le parc de la maternité, un homme ravagé par la faim et luttant pour sa survie. Les murs érigés entre ces trois personnages sont infranchissables mais ils sont parfois percés par des gestes d’empathie, comme un reste d’humanité qui aurait échappé au totalitarisme de la pensée nazie.
À Heim Hochland, on vit retranché du monde et du temps dans un huis-clos de plus en plus oppressant. Et pourtant la violence du dehors s’éprouve à chaque instant, la guerre invisible trouble toute pensée, l’ombre de l’extermination s’étend partout. C’est la force de l’écriture de Caroline de Mulder de rester au plus près des flux de pensée de ses trois personnages tout en faisant éprouver puissamment le hors-champ et en suggérant toute la complexité de l’époque.
Intense et malaisante, la lecture de La pouponnière d’Himmler est une plongée au cœur de la machinerie totalitaire et de la façon dont elle s’empare des corps et des esprits.
Il s’appelle Paul, vit à Toulouse où il est né un 20 février, il aime les chiens et le cinéma: Paul Sorensen partage tout cela avec les héros des autres romans de Jean-Paul Dubois. Ces petits détails égrenés de livre en livre, ainsi qu’un entêtant sentiment d’étrangeté, sont la signature du romancier et font que l’on se sent d’emblée en intimité lorsque l’on ouvre un de ses livres.
L’origine des larmes pour autant est un roman qui trace de nouveaux sillons dans l’œuvre si riche de Jean-Paul Dubois. Il s’ouvre en 2032, dans un futur très proche mais intrigant. Depuis des mois et des années, il pleut sur la France comme il pleure en Paul Sorensen. L’eau qui ruisselle, fait déborder les rivières, estompe les paysages, c’est la même que celle des larmes retenues par Paul.
Homme solitaire et blessé, Paul va nous dérouler le fil de son histoire, et elle est poignante. Tout commence par une tragédie, une béance originelle impossible à combler : la mort de sa mère et de son frère jumeau pendant l’accouchement. Voici Paul lancé dans le monde avec le poids de cette double absence. Il grandit auprès d’un père violent et manipulateur, et la haine qu’il lui voue devient une obsession – presque l’unique raison de vivre de ce garçon qui a dû, d’emblée, renoncer à tout. Son père, Paul finira par le tuer. Mais il attend pour cela qu’il soit déjà mort. C’est à la morgue que le fils loge deux balles dans le crâne du père. Un geste fou et désespéré, qui désarçonne la justice. Pour toute condamnation, Paul devra pendant un an rencontrer un psychiatre et explorer avec celui-ci « les friches de [son] âme ».
Les chapitres brefs et tendus de L’origine des larmes égrènent les sessions chez un psy qui, lui aussi, en sait long sur les larmes. Au fil de leurs entretiens, Paul et Guzman vont éplucher « les minutes du dégât des hommes ». Un travail éprouvant pour Paul, contraint de « solliciter sa mémoire en permanence, la maintenir sur les rails de l’exactitude, absorber les répliques des instants les plus émouvants », mais qui va aussi être une forme d’échappatoire à la haine et l’occasion de se réapproprier ses souvenirs, sa vie, son destin.
La pluie incessante reflète le dérèglement et l’incertitude qui pèsent sur notre monde, mais selon Paul « chaque averse, prise individuellement, m’offre une pause, un peu de paix, allégeant le poids des jours et celui d’être ». De même les rencontres avec Guzman, qui sont comme « une expédition incertaine, périlleuse et lointaine », portent aussi, fragile, délicat, décisif, la possibilité d’un recommencement.
C’est dans cette tension-là que se tient L’origine des larmes, roman teinté de noirceur et de désespérance mais qui sait aussi, avec l’ironie et l’acuité que l’on aime infiniment chez Jean-Paul Dubois, faire poindre la lumière derrière le rideau des larmes.
Éditions de l'Olivier, 21 euros
Disponible en format numérique ici