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Un gâteau aux noix. C'est la recette que réclame Agnès Desarthe à sa grand-mère qui n'a pas son pareil pour le réussir. Alors la grand-mère énumère: il faut des œufs, et puis de l'huile. Un peu de farine, un peu de sucre. Mais attention, les "un peu" ne sont pas toujours les mêmes, un gâteau c'est bien autre chose qu'une recette – il y entre de l'amour, de l'inattendu, de l'imaginé.
Les livres d'Agnès Desarthe sont des gâteaux aux noix. On y trouve des ingrédients que l'on croit connaître. Ils s'ajustent à merveille, c'est là la virtuosité d'une autrice qui a tant lu, tant traduit, écrit tant de livres essentiels. Mais ce qui fait leur saveur exquise, leur goût sans pareil, leur profondeur et leur joie effervescente, cela nous échappe, à nous ses lecteurs. Le surcroît de vie et d'intelligence qu'Agnès Desarthe distille page après page ne vient d'aucune recette. Et c'est tant mieux.
Ce Château des Rentiers qu'elle publie en cette rentrée est un roman délectable. N'y cherchez pas un fil, il y en a mille, qui scintillent dans un tissage si élégant et singulier qu'il ne faut surtout pas les démêler. Une chronologie? Mais non: c'est un roman sur le temps et les générations, on y a successivement 3 ans et puis 37, 80 qui redeviennent 22, on est un bébé à naître et une danseuse de 95 ans. Un sujet? Tout y est: la naissance et la mort, le désir, la maternité, l'utopie, le rire et la douleur, l'ordinaire et l'indicible, les amis, la mémoire, l'imagination. Peu de livres attrapent la vie avec autant d'élan et de liberté que ce Château des Rentiers.
Alors, allons-y. Avec l'Agnès Desarthe de 50 ans, entrons dans l'ascenseur d'une tour du XIIIe arrondissement, dans cette rue du Château des Rentiers sans château ni rentiers. Notre guide est une Agnès de 8 ans. Elle va rejoindre ses grands-parents qui vivent là, qui vivaient là, qui y seront encore dans cent ans peut-être. Avec eux leurs amis. Tous âgés, tous venus de l'Est et rescapés de la Shoah, tous communistes. Ils sont vieux mais entre eux "la jeunesse n'avait pas cessé de circuler". Tsila et Boris, Tania et Froïm, et Marianne, et Madame Grobo, ces survivants qui ont laissé la mort derrière eux sont jeunes pour toujours. Alors l'Agnès de tous les âges puise dans ses souvenirs de la tour-phalanstère pour inventer une nouvelle manière de vieillir, ensemble et joyeusement. Et qu'importe si la mémoire est parfois de guingois, parfois pleine de trous, parfois fantasmée: "En écrivant, je me souviens de tout. Je fais semblant de me souvenir de tout. Peut-être est-ce la même chose. Exactement la même chose".
La fantaisie d'Agnès Desarthe nous entraîne dans un vertigineux voyage, un tourbillon de sensations, d'émotions, de réflexions. Le Château des Rentiers est "un réservoir inépuisable de réconfort et d'interrogations". Ses portraits, ses dialogues, son humour facétieux, les devinettes qui le ponctuent et les rencontres magnifiques qui s'y nouent créent un parfait précipité d'humanité et de félicité.
Vous reprendez bien une part de gâteau?
Éditions de l'Olivier, 19.50 euros
Éditions Points, 7.90 euros, disponible ici
Disponible en format numérique ici
Au commencement, il y a le ciel. Un ciel qui se peint tout seul, de la lumière ardente aux ombres profondes de la nuit.
Au commencement, il y a une pierre. Arrachée à un toit, elle roule et dans son élan emporte tout, se poudre de la poussière des chemins puis se brise en éclats d’argent.
Donato est ce ciel. Donato est cette pierre. Et Éléonore de Duve lui offre l’écrin d’un fascinant premier roman.
Donato s’ouvre dans la lumière des Pouilles. À Cisternino, la vie ressemble à une élégie antique – paysage immémorial de collines se jetant dans la mer, de villages cramponnés à une terre âpre, d’une lumière obsédante qui partout s’infiltre. La terre est baignée des larmes de ceux qui sont partis chercher fortune en Amérique. Elle nourrit chichement ses enfants : il y a la pauvreté véritable, l’indigence difficile à concevoir.
C’est là que naît Donato. Là qu’il grandit dans l’affection de la vieille Lucia, dans l’abandon aux sensations, dans la fatigue d’un labeur incessant. Sa vie est une vie de peu, une parmi tant d’autres, une vie où il n’y a pas de place pour trop de mots. Dire ce que c’est qu’une vie, ce que c’est que cette vie-là, c’est la quête de Clio, la petite-fille de Donato. Avec une conviction, voire une éthique (...), empreinte à la fois de naïveté et d’intégrité, Clio prête ses phrases au grand-père taiseux. Elle invente pour lui, sous le ciel vaste des Pouilles, un lieu où il a pu grandir heureux.
Mais il était écrit que Donato quitterait ce paysage. La vieille Lucia le savait, l’espérait presque – un avenir loin de la faim, de la poussière, de la fatale répétition des jours. Lorsqu’en 1946 un recruteur passe au village, proposant aux jeunes hommes du travail dans les mines en Belgique, elle pousse son Donato au départ, tellement contente en même temps que si triste.
Et le livre bascule, quitte les monts bucoliques pour les terrils du Hainaut et les ciels bas. Donato apprend une nouvelle vie, une nouvelle langue (Il fallait tordre les mots afin qu’ils entrent dans la gorge et parfois, ça grattait). Sisyphe ouvrier, il descend dans les tréfonds, là où le noir aiguise le regard et affine l’attention. Dans le noir, la force de l’esprit est poussée à son comble. Clio l’accompagne là aussi, cherche à tâtons à esquisser des sensations, des gestes, une mémoire. Elle le doit bien à ce grand-père qui, à défaut de son histoire, lui a transmis l’essentiel : une façon d’habiter le monde.
La quête des origines de Clio se coule dans le flux de la langue d’Éléonore de Duve. Une langue éminemment singulière, vive et précieuse, qui signe une retentissante entrée en littérature. Donato est un livre d’invention, comme on appelle inventeur celui qui exhume des trésors enfouis : le roman creuse au plus profond et remonte à la surface des émotions, des tremblements, des sensations. Une matière éminemment sensible filtrée par une écriture rare, joueuse, qui ose la flamboyance et le lyrisme tout en restant limpide. Il y a dans Donato la beauté des premières fois et une confiance dans les pouvoirs infinis de la littérature. Comme son personnage, le livre est constitué d’épaisseurs et de manques, telle la vie, du reste, avec les souvenirs qu’elle nous concède.
Le 16 août 1944, à la Libération à Chartres, le photographe Robert Capa a réalisé un cliché inoubliable : celui d’une femme tondue, le buste droit et le visage incliné vers le nourrisson serré contre son sein, conspuée par une foule rageuse. La primo-romancière Julie Héraclès s’inspire de cette célèbre photographie pour librement retracer le parcours de la jeune femme que l’image intitulée « La Tondue de Chartres » a immortalisée.
Le roman est écrit à la première personne : Simone, née à Chartre dans les années 1920, prend la parole et elle raconte le parcours, depuis son enfance, qui l’a menée jusqu’à la vindicte populaire. Issue d’une famille de commerçants qui aurait pu prospérer mais a échoué, elle grandit dans l’atmosphère aigre des fins de mois difficiles. Sur les bancs de l’école, elle se montre néanmoins extrêmement brillante et tout aussi déterminée à saisir sa chance. Éblouie – comme bien de ses contemporains, faut-il le rappeler – par le système nazi de la fin des années 30, confiante en Pétain, elle s’égare et pénètre dans une brèche dont elle ne sortira pas indemne, bien qu’elle déchante rapidement. Puis surtout, elle tombe amoureuse…
Julie Héraclès donne subtilement vie à un personnage complexe, fort et incandescent, et elle explore sans manichéisme et avec mille nuances les chemins que celui-ci aurait choisi d’emprunter jusqu’à ce jour d’août 1944. L’immersion du lecteur dans le lieu, le milieu et l’époque est directe et précise, la gouaille de Simone traduit sa soif de liberté absolue et sa rage de vivre. Le texte est parfaitement charpenté, l’écriture maîtrisée.
Vous ne connaissez rien de moi est un premier roman brillant, intelligent, déstabilisant et passionnant qui, sans nul doute, marque déjà la rentrée littéraire de toute son originalité.
Jean-Claude Lattès, 20.90 euros.
Premières phrases du roman :
Dans trois jours, j’aurai vingt-trois ans. Je vais mourir avant. Ils ne me louperont pas. Une balle dans la tête. Le sang gicle comme un geyser et me barbouille les yeux. Le monde devient cramoisi, puis tout noir. Je m’écroule, la gueule fracassée sur le pavé. Petit tas inerte qu’il faudra charrier dans la fosse commune.
Ces visions m’assaillent depuis des jours. Elles dansent la gigue dans mon cerveau, elles me trouent les entrailles. Il n’y aura pas de pitié pour moi. La pitié n’existe pas. La vengeance, oui. Les Allemandes ont fusillé ceux de Chavannes comme des chiens en 42. Aujourd’hui, les vainqueurs ont changé de camp. Je n’aurai droit à aucune clémence. La pute du Boche va être butée.