Blaise connaît mon penchant pour les histoires. Celles que je me raconte, celles que je raconte aux autres, celles où je me démultiplie, où je peux me cacher, redevenir une inconnue, en finir avec moi. Les histoires, c’est ta tendance, c’est ta gravitation interne, c’est ce qu’il me chuchote à l’oreille.
Tout est affaire de gravitation dans Jour de ressac – celle qui met en tension les morts et les vivants, une femme et la ville où elle a grandi, des corps amoureux, une mère et sa fille, hier et aujourd’hui. La gravitation aussi qui guide les marées, nourrit les vagues et leur ressac. Ce mouvement d’attraction qui fait tenir ensemble le proche et le lointain est au cœur du travail romanesque de Maylis de Kerangal. Chez elle, de livre en livre, l’intime s’inscrit dans un ordre plus vaste, les pulsations et émotions des personnages résonnent dans un paysage ouvert. En cela, Jour de ressac approfondit une œuvre à la puissante cohérence.
Il y ouvre aussi de nouveaux chemins. Ainsi, alors que l’on a souvent souligné combien les romans de Maylis de Kerangal explorent le geste et la façon dont les personnages façonnent le réel – la construction dans Naissance d’un pont, les technologies de pointe de la médecine dans Réparer les vivants, le geste artistique dans Un monde à portée de main – c’est plutôt de la voix dont il est question ici. La voix a une portée fragile, ténue ; elle ne façonne rien pas mais module l’espace et dit la vérité d’un être. Cette quête de la voix, qui était déjà au centre des nouvelles de Canoës, prend ici d’autant plus de sens que la narratrice, dont nous ne connaîtrons pas le nom, est doubleuse pour le cinéma et prête sa voix aux corps des autres, cherchant « à toucher parfois le flux intérieur » de l’actrice qu’elle fait parler. Métier de l’ombre, il sied bien à cette femme solitaire, forte et fragile, qui dit d’elle-même « je renonce très vite à l’exactitude mais pas à la justesse ».
C’est aussi une voix qui met en mouvement le roman, celle de l’officier de police qui cueille la narratrice chez elle, un jour de novembre, pour la convoquer au Havre en urgence. On a retrouvé la veille sur une plage le corps sans vie d’un homme. Tout porte à croire à un homicide et le seul indice permettant l’identification de la victime est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche. Au dos de ce ticket figure le numéro de téléphone de la narratrice. Prise dans une affaire qui fait éclater le décor rassurant de son quotidien, elle gagne Le Havre, se prend au jeu de l’enquête, échafaude des hypothèses – « tout se passait comme si la lubie de l’enquête s’était emparée de moi ». Autour de ce corps sans identité tout devient incertain, le réel tremble, le passé s’invite.
C’est que Le Havre, pour la narratrice, est le territoire de l’enfance et de l’adolescence, la ville « tapie dans un arrière-monde tel un palais dans le brouillard ». En arpentant ses rues, elle traverse le temps, remonte les pistes et se laisser dérouter. L’errance qui suit son audition au commissariat avive les souvenirs de sa jeunesse, dans une ville où les blessures infligées par la guerre ont à peine eu le temps de cicatriser. Le Havre a été cette « ville par terre », martyrisée sous les bombes ; son visage, comme celui de l’homme mort sur la plage, était alors impossible à reconnaître. Puis la ville s’est relevée, construisant sur les ruines un nouveau décor. Damier de bêton, lignes de fuite, couloirs où le vent frappe et tout ce réseau serré de passages, de tunnels, cette « contre-carte du territoire » où circulent les corps et les histoires. Le Havre est un terrain toujours incertain, où le réel se double d’échappées imaginaires, sublime décor pour les vacillements de la narratrice.
Le Havre, que Maylis de Kerangal connaît bien puisqu'elle aussi y a grandi, tend à son travail d'écriture un passionnant miroir, alternant les échappées vers le large et la traversée d’un tissu urbain dense où attraper le réel dans ses plus infimes variations. Comme toujours, la langue de Maylis de Kerangal saisit par sa beauté singulière et sa virtuosité. Telle la vague et son ressac, elle oscille entre accélérations fulgurantes et moments où elle se dépose, scintillant dans la lumière normande.
De ce roman si dense et habité, il y aurait bien des tableaux à déployer encore. Comment, par exemple, la jeunesse y palpite – celle de la narratrice, ressurgie à la faveur de son échappée havraise, celle de sa fille Maïa, vingt ans, la fougue souveraine. Comment, avec autant d'intensité que dans Réparer les vivants, il est question de réintégrer un corps mort parmi les corps des vivants. Comment Jour de ressac s'aventure dans un paysage woolfien, avec sa promenade au phare, avec le clin d'oeil de soeurs prénommées Vanessa et Virginia, avec sa façon de faire miroiter tous les flux de pensée d'une femme saisie dans un moment d'incertitude. Comment Maylis de Kerangal fait place aux questions brûlantes d'aujourd'hui, la guerre ukrainienne, le désespoir de l'exil, les narcotrafics. Tant de registres et d'histoires qui s'emboîtent avec souplesse et fluidité et soulignent le talent et l'audace de Maylis de Kerangal.
Jour de ressac est bien un livre de notre temps inquiet et incertain. Si le roman nous submerge à ce point d’émotion, c’est dans sa capacité à donner corps aux vacillements, à ces secousses infimes qui viennent désajuster le cours de nos vies et nous invitent, toujours, comme la vague qui revient, à nous réinventer.
Maylis de Kerangal présentera Jour de ressac à la librairie le mardi 24 septembre à 19h30. Toutes les infos sont ici.