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une sortie honorable vuillardL'avis d'Anouk:

Il y a une "méthode Vuillard". Une façon, d’un livre à l’autre, d’empoigner l’histoire pour en gratter le vernis et voir ce qu'il cache. Car l’histoire, on sait comment elle s’écrit – avec sa grande hache, et où – trop souvent dans l’antichambre des puissants.

Avec Éric Vuillard c’est autre chose, car « la littérature permet tout, dit-on ». Dans un livre d’Éric Vuillard, l’histoire s’égrène en dates (14 juillet, proclame un titre, ou 20 février 1933 dans L’ordre du jour, ou 25 juin 1928 dans les premières pages d’Une sortie honorable). Des dates souvent tombées dans l’oubli mais donc l’exploration vient ouvrir une brèche dans le récit empesé de l’histoire officielle. De livre en livre, Éric Vuillard s’attache à écrire une contre-histoire occidentale en s’appuyant sur des dates, des faits, des vies tenus pour "insignifiants". À la conquête, il répond spoliation. À la guerre noble, il répond massacre. Aux institutions qui se veulent garantes d’une éclatante démocratie, il répond cynisme.

Une sortie honorable s’inscrit en cela dans une œuvre d’une puissante cohérence esthétique et politique. Le cœur du livre: la fin de l’Indochine française. Pour incarner la longue suite d’errements, d’aveuglements et de méconnaissances qui mènent à la débâcle de la France à Diên Biên Phu et à trente années de guerre pour le peuple vietnamien, Éric Vuillard tisse ensemble des moments éclatés dans le temps et dans l’espace.

Le livre s’ouvre sur la visite d’inspecteurs du travail dans une plantation d’hévéa gérée par Michelin. Nous sommes en 1928 ; cette année-là les bénéfices de Michelin atteignent des records, et trente pour cent (trente pour cent !) des travailleurs de la plantation meurent au travail.

Quelques pages plus loin, nous voilà à l’Assemblée nationale un jeudi de 1950, et des députés qui ne pensent qu’à la gloire du pays et à leur confort de notables votent la poursuite de la guerre. Il y a bien des voix qui s’élèvent, celle d’un député communiste kabyle qui s’époumonne dans un hémicycle presque vide, et celle d’un Mendès France admirable de lucidité. Mais pour le reste… Aucune lâcheté, aucune compromission, aucune bassesse n'échappe à la plume perspicace d'Éric Vuillard. Cette journée déroulée jusqu'à son terme propose un formidable morceau de bravoure littéraire. Elle se conclut par une pirouette à l'ironie mordante: « C’est un succès, la pièce de théâtre devrait tenir ; et en effet, elle restera à l’affiche encore quatre ans ».

Un bond dans le temps, et le livre se clôt sur la chute de Saigon le 29 avril 1975. L’évacuation des derniers Occidentaux est chaotique. « Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu ».

Entre ces trois moments circulent des fils tendus avec beaucoup d’intelligence. Ils dressent des cartographies qui mènent du Palais des Gouverneurs d’Indochine à un studio de télévision à Washington, de l’assassinat de Patrice Lumumba à une réunion de conseil d’administration dans une immeuble feutré du Boulevard Haussmann. Partout à l’œuvre les mêmes éminences grises, la même rapacité, la même violence, la même poursuite d’intérêts privés sous le couvert de faux idéaux : « et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes ».

Il y a bien une "méthode Vuillard": elle entrelace autour d’événements centraux des faisceaux de voix et de faits qui rappellent combien l’histoire est complexe, fluide et jamais linéaire. On ne peut la figer, tout est affaire d’angle de vue. L’histoire selon Éric Vuillard est un exercice de morale et de liberté, qui, pour peu que l’on trouve l’audace ou le courage d’un regard neuf, dynamite le récit des puissants.

 

Actes Sud, 18.50 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

sauvage mabardiL'avis d'Anouk:

 

Un jour il apparaît.

Ça aurait pu être un autre.

C’est lui.

 

Veronika Mabardi se souvient de ce matin-là, elle avait neuf ans. À l’aéroport, épuisé par la nuit de vol et par ses pleurs, un petit garçon arraché à sa terre natale est devenu son frère. Shin Do.

À la maison, il y a l’amour, beaucoup d’amour, maladroit parfois mais joyeux et généreux. Shin Do grandit, la famille aussi lorsqu’arrive, de Corée encore, une sœur aînée. Deux filles, deux garçons. Deux grandes et deux petits. Dans le regard des autres, ce regard si lourd à porter qui "fait de ma famille une forteresse à défendre": deux enfants d’ici et deux enfants adoptés.

De ses toutes premières années, Shin Do ne sait rien, ou seulement les ombres qui le rattrapent dans le sommeil et le laissent envahi d’un chagrin inconsolable. Shin Do est un enfant ours: "il y a un trou dans son histoire, et tout l’amour du monde n’y peut rien".

C’est autour de ce vide-là que les mots de Veronika Mabardi cherchent leur chemin. Ils tissent des fragments, cartographient des îlots, quelques territoires incertains "entourés par du vide, du flou, de l’ombre, des images mal révélées". Avec les mots, elle tente de donner sens aux silences, au chaos, à la mort venue trop tôt s’emparer de ce frère "qui sent ce qui compte et ce qui manque". Son livre n’a rien d’un tombeau. Il signe au contraire les retrouvailles après l’arrachement: "Et je te dis tu pour que tu viennes, je t’invite ici".

C’est qu’entre Veronika et son frère, il y a dès les premiers moments une évidente complicité. Dans la famille, ils sont les deux impertinents, ceux qui se cognent au cadre et posent trop de questions. Ceux qui, au fil des années, trouveront dans la création une façon de prolonger leurs questions. Pour elle cela passera par les mots: comédienne, dramaturge, romancière, en cela héritière de ses parents ("le père bricole avec les mots et la mère bricole avec les récits"). Et pour Shin Do, par le dessin et la céramique. Les voies sont différentes mais leurs œuvres à chacun reflètent la même quête de l’essentiel, de l’épure, du tremblement. 

Sauvage est celui qui se sauve fait résonner ensemble leurs deux façons d’être au monde, à jamais jumelles.

 

Esperluète, 18 eurosbtn commande

enchanteurs brisacL'avis d'Anouk et Régis:

Je récite mon psaume personnel, où réside le sens de toutes choses : observe perpétuellement, observe l’inquiétude, la déconvenue, la bêtise, tes propres abattements. Observe. Tout existe pour être raconté.

 

Voilà un roman qui ressemble à son héroïne: ardent fougueux et d’une drôlerie tout à tour espiègle et redoutable. L’héroïne, c’est Nouk. On la (re)connaît: depuis "Petite", Nouk et Geneviève Brisac se tendent un miroir plus ou moins fidèle, plus ou moins joueur. Nouk est comme un double de fiction, et tout au long des "Enchanteurs" le elle et le je se partagent le récit. Pas de danse tellement souple et gracieux qu’il réussit à nous faire oublier combien il est virtuose.

Nouk rêvait de changer le monde, mais le temps a dérapé, et nous aussi. La voici éditrice: Publier de nouveaux livres, rencontrer de nouveaux écrivains, les défendre, leur apprendre ce qu’elle sait, jouer avec ses amies et écrivaines et complices, écrire des histoires qui font rire et qui font pleurer, rédiger des catalogues, se battre contre divers moulins, tout ce bonheur l’empêche d’éprouver dans son cœur que les temps changent.  Et les idéaux de Nouk se fracassent à des logiques qu’on croit réservées à d’autres mondes que ceux de la création : le chiffre, le succès facile, la communication. Il faut s’adapter – ou partir.

Nouk regarde le microcosme de sa maison d’édition et rien n’échappe à son sens de l’observation: les lâchetés ordinaires, le narcissisme, les absurdes jeux de pouvoir, les chantages affectifs. Elle est lucide, Nouk, et narquoise, et combattante. Elle ira jusqu’au bout de sa lutte contre la bêtise et la misogynie, même si tout est décrit, tout est décidé (…), est-ce bien la peine de jouer ma partition ? Sa force, ses armes, elle les puise chez les auteurs qui l’accompagnent, Virginia Woolf et Kafka, Duras et Natalia Ginzburg.

On se tromperait en lisant "Les enchanteurs" comme un livre-règlement de compte, une apologie du passé révolu. Ce qui irrigue le roman, bien au contraire, c’est son énergie généreuse, ses étincelles d’humour et de poésie, son souffle d’insubordination. Une liberté ébouriffante, car comme le dit Anne Sylvestre en exergue: "Merci, oh merci !/ De m’avoir donné cette rage".

 

L'Olivier, 17 eurosbtn commande

Disponible en format numériqueici