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Un enfant de dix ans subit une violente commotion. À l’hôpital, alors qu’il émerge petit à petit d’une amnésie, un vieil ami de ses parents vient lui rendre visite et lui fait don d’une petite boîte en bois. Elle a l’air quelconque, à peine plus grande qu’une boîte d’allumettes, et l’enfant est presque déçu – jusqu’à ce qu’on lui montre le double-fond de cette boîte, et les trésors que l’on peut y cacher. « Une boîte avec un inconscient », plaisante la mère de l’enfant.
Ce souvenir d’enfance, niché au cœur de L’école de Topeka, fonctionne comme une parfaite mise en abîme pour le livre tout entier: Ben Lerner offre à ses lecteurs un roman avec double(s)-fond(s), un roman avec un inconscient. Car en apparence L’école de Topeka pourrait n’être qu’un great american novel de plus, brillant, virtuose, racontant à partir de quelques personnages formidablement réussis les ambitions, les tourments et les failles de l’Amérique d’aujourd’hui. L’école de Topeka est assurément tout cela et porte le genre à son incandescence, mais il y a dans les pages de ce livre une porte secrète qui révèle une densité d’émotion, de poésie, d’imagination, de générosité que l’on croise rarement.
Comme les précédents romans de Ben Lerner, L’école de Topeka joue avec de nombreux éléments autobiographiques. Adam Gordon, comme Ben Lerner, est né à Topeka au sein d’une petite communauté de psys venus des côtes Est et Ouest pour inventer une autre façon de guérir les âmes. Ils vivent dans un îlot de progressisme et d’utopie perdu au cœur d’un État profondément conservateur, mais dans les années ’90, alors qu’Adam termine ses études secondaires, la cohabitation est paisible. Certes, sa mère Jane, essayiste à succès dont les livres mettent à mal la masculinité dominante, se fait régulièrement prendre à partie. Mais la famille Gordon, unie, heureuse, maniant l’ironie et l’auto-dérision, vit cela avec détachement.
Petit à petit, le vernis de perfection se craquèle. L’abondance et le matérialisme nord-américain n’ont plus rien de réconfortant et font naître l’étrangeté (la première scène du roman est à ce titre d’une force incroyable). Les mots ne veulent plus dire exactement la même chose, et les récits ne s’emboîtent plus de façon cohérente. Il ne faut pas compter sur les adultes – ils n’existent pas, « vos parents n’étaient que deux corps de plus, faisant l’expérience du paysage et du temps, essayant de créer du sens en faisant vivre des colonnes d’air ».
De cette étrangeté de plus en plus inquiétante émerge un nouveau pays, celui de la vérité alternative, celui qui élira Trump. Ben Lerner raconte la bascule avec une finesse et une intelligence sidérantes, tissant l’intime et le collectif, se jouant avec fascination de tous les registres du langage. Le réel est une sacrée fiction, et il n’y a sans doute pas meilleur outil que le roman pour le mettre en forme.
Un petit mot encore pour souligner la beauté de la traduction de Jakuta Alikavazovic. Il fallait une romancière de son talent, si au fait de l’opacité au cœur de nos vies, pour déplier toute la singularité de L’école de Topeka.
Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 24.90 euros
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En deux romans au succès fulgurant, Sally Rooney nous a convaincus de son immense talent. Romancière au regard sensible et acéré, elle cartographie avec brio le fugace et l’intime, tout ce qui affleure sous la surface de notre époque.
Où es-tu, monde admirable ? tisse plusieurs narrations. Un récit au passé, ponctué de dialogues pétillants – Sally Rooney excelle dans l’art de la conversation, ses dialogues ont un éclat peu banal – alterne avec les longs mails que s’échangent Alice et Eileen, deux amies de longue date. Au seuil de la trentaine, Alice et Eileen trouvent dans cette correspondance le lieu où déposer leurs aspirations, leurs regrets, leur regard inquiet sur le monde.
Alice est écrivaine. Deux romans l’ont propulsée dans la lumière, et elle a payé le lourd tribut de l’exposition médiatique. Après un séjour en hôpital psychiatrique, elle tente de reprendre pied loin de Dublin, dans une petite ville en bord de mer. Eileen pour sa part garde vive la plaie d’une rupture douloureuse. Son travail pour une revue littéraire lui apporte peu de satisfaction et elle prend conscience qu’elle ne sera sans doute jamais la brillante essayiste qu’elle espérait devenir. Alice et Eileen partagent le sentiment d’être « dans la dernière pièce éclairée avant les ténèbres ». Leur intelligence fougueuse, leurs convictions politiques, leur force de caractère n’auront décidément pas suffi à les mettre à l’abri des tourments.
Dans leurs échanges, Alice et Eileen essaient aussi de mettre au clair leur vie amoureuse. Alice vient de rencontrer Felix sur Tinder et, sous ses dehors anodins, cette relation fait tanguer son fragile équilibre émotionnel. Eileen de son côté passe de plus en plus de temps et de nuits avec Simon, son meilleur ami, un garçon sérieux qui est peut-être bien amoureux d’elle depuis l’adolescence.
Sally Rooney excelle à déployer cette grande confusion de sentiments. Elle montre comme personne les barrières dressées entre soi et les autres, et l’envie qui taraude de sauter par-dessus. Son écriture épouse tous les méandres de la pensée, toutes les dynamiques de pouvoir qui se jouent entre deux amants ; elle décrit l’intrusion des réseaux sociaux dans la vie intime et comment ils affectent une histoire d’amour. Sally Rooney absorbe tout et donne sens aux détails les plus infimes : le temps qu’il faut pour qu’une messagerie se mette à jour, le geste du pouce pour effacer ce qu’il vient d’écrire. Sa précision est celle d’une chorégraphe et irradie chaque page.
Tous ces corps en mouvement finiront par se rejoindre. La dernière partie du livre vient casser l’alternance de récits et d’échanges épistolaires : Eileen, accompagnée de Simon, vient passer quelques jours chez Alice. Comme si toute la patiente construction du livre menait aux retrouvailles des deux amies – retrouvailles forcément lourdes d’attentes déçues et d’ambivalences…
Où es-tu, monde admirable ? est un roman en équilibre sur le fil de la vie. Il tend un miroir implacable aux tensions d’aujourd’hui, à notre époque discontinue et inconsolable. Et pourtant, c’est aussi un livre dont la générosité éclate à chaque page. Oui, nos cœurs sont changeants, oui, le chaos du monde abîme nos idéaux, oui, on se trompe si souvent – et pourtant on n’en aura jamais fini avec l’amour et l’amitié. « Alors qu’on aurait dû réorganiser la répartition des ressources planétaires et mener une transition collective vers un modèle économique durable, on se préoccupait de sexe et d’amitié. On aimait trop, on s’intéressait trop aux autres. C’est ce qu’il y a de si beau dans l’humanité et, en fait, c’est pour ça que je nous encourage à survivre – parce qu’on est complètement idiots au sujet des uns et des autres ».
Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 23.50 €
Disponible en format numérique ici
Quel bonheur, cinq ans après Un monde flamboyant, de retrouver Siri Hustvedt dans la forme romanesque, après la parution de plusieurs passionnants recueils d'essais. Souvenirs de l'avenir est un millefeuilles d'expériences, de souvenirs, de réflexions. Siri Hustvedt s'y montre comme toujours éblouissante de virtuosité. Autour de références intellectuelles et artistiques nombreuses, qui l'ont construite et constituent la colonne vertébrale de chacun de ses livres, elle tisse un roman incroyablement incarné et poignant. Un roman de soeurs.
Souvenirs de l'avenir entremêle plusieurs narrations. En vidant la maison de sa mère, une romancière d'âge mûr ("l'écrivain âgée") retrouve les carnets qu'elle a tenus en 1978, lorsque toute jeune étudiante elle débarque à New York de son Minnesota natal, bien décidée à y écrire son premier roman. Souvenirs de l'avenir raconte donc une année dans la vie de la jeune S. H., vue tout à la fois avec un regard de jeune femme (les carnets), avec le recul de l'âge (la narration principale), et dans une ébouriffante transposition romanesque (les ébauches de ce roman de détectives qui ne paraîtra jamais mais dont nous lisons les extraits en train de s'écrire).
À New York, S. H. s'enivre de la ville, de sa vie nocturne joyeuse et dangereuse, de lectures aussi: "Et quand j'en avais assez de la ville, je montais quatre à quatre entre les deux lions de pierre, passais les portes de la New York Public Library et marchais vivement jusqu'à la superbe salle de lecture (...), je demandais un livre et, sous la lumière silencieuse venue des hautes fenêtres se déverser sur moi, je lisais pendant des heures et il me semblait que j'étais devenue une créature purement potentielle, un corps transformé en un espace enchanté infiniment expansible".
S.H. est aussi de plus en plus happée par la vie de sa voisine, dont les longs monologues se déversent à travers les cloisons trop minces d'un immeuble vétuste. Il y est question de mort et de vengeance, et ces logorrhées fascinent la romancière en devenir qui s'efforce de les transcrire et d'en deviner les sens possibles. Lucy, cette voisine qu'elle finira par rencontrer, va l'initier au monde des sorcières et va affûter son regard sur la violence du système patriarcal. Cette violence faite aux femmes, S.H. en prend conscience intellectuellement: elle se passionne pour l'oeuvre de Elsa von Freytag-Loringhoven, et notamment pour le fameux urinoir dont Marcel Duchamp s'octroie la paternité, excluant du même coup les femmes de la naissance de l'art contemporain. Mais elle l'éprouve aussi dans son propre corps: le souvenir du viol qu'elle subit cette année-là n'a rien perdu de son caractère nuisible et traumatisant malgré la distance de quatre décennies.
Souvenirs de l'avenir apparaît ainsi comme le plus farouchement féministe des romans de Siri Hustvedt. C'est chez les femmes (les poétesses qu'elle lit avec passion, les artistes qui l'inspirent) et avec les femmes (tant et tant d'amies qui croisent la route de l'apprentie romancière) que S.H. trace son chemin dans la vie. Le féminisme est pour elle une façon d'appréhender le monde, de convoquer le passé (les souvenirs ne sont "pas des histoires, non, mais des fragments sensuels"), d'être perpétuellement "en devenir" — et l'on se dit que, depuis l'iconoclaste Un été sans les hommes, l'un des fils rouges entre tous les romans de Siri Hustvedt pourrait être sa réflexion sur les âges de la vie des femmes.
Malin, enthousiaste, souvent drôle, infiniment inspirant: tel apparaît donc ce livre qui en contient tant d'autres. Souvenirs de l'avenir est une ôde vibrante à la sororité, à l'ambiguïté, au travail du temps, à l'infinie puissance de l'imaginaire. Siri Hustvedt compte assurément parmi les plus grandes romancières d'aujourd'hui.
Actes Sud, traduit de l'américain par Christine Le Boeuf, 22.80 € - disponible chez Babel, 10,50 €