C’est le roman de nos temps inquiets. Il capte avec force l’angoisse qui nous étreint face à la montée des populismes, à la violence qui l’accompagne, au triomphe des "vérités alternatives". Paul Lynch avec Le chant du prophète propose une dystopie tellement proche des réalités de notre époque qu’il suscite un malaise persistant.
Alors que le pouvoir est passé aux mains d’un parti ouvertement fasciste, l’Irlande voit ses libertés s’éroder. Très vite, une police politique se met en place, traquant les moindres dissidences. Hébétés, la plupart des Irlandais font le gros dos et pensent que les choses finiront par s’arranger. Ils se trompent.
La force du Chant du Prophète tient à son focus très resserré. Nous suivons une famille résolument banale, les Stack. Larry, le père, est enseignant et syndicaliste. Son épouse Eilish est chercheuse dans un institut scientifique de pointe. Le couple a quatre enfants – les aînés entrent dans l’adolescence, le petit dernier vient de naître. Rien ne prédispose ces gens au tourbillon qui va s’abattre sur eux.
Le livre s’ouvre sur la visite de deux hommes, un soir, au domicile des Stack. Ils cherchent Larry qui n’est pas encore rentré. La tension de cette scène augurale plonge d’emblée dans l’effroi. Eilish s’inquiète de la pression mise par le gouvernement sur les syndicats alors que se prépare une grande manifestation enseignante. Larry balaie ses craintes, les jugeant excessives. Mais Larry ne reviendra pas de cette fameuse manifestation.
Commence alors pour Eilish et ses enfants une plongée dans l’horreur. L’arbitraire du pouvoir, ses mensonges éhontés, l’absence totale d’information sur le sort de Larry plongent les siens dans une panique de plus en plus irrépressible. La sœur d’Eilish, qui vit au Canada, les supplie de quitter l’Irlande : « l’histoire, dit elle, c'est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir ». Eilish ne peut s’y résoudre tant qu’elle n’a pas de nouvelles de son compagnon. Mais bientôt il sera trop tard...
Le chant du prophète est un roman qui provoque une sensation oppressante de claustrophobie. Nous sommes enfermés dans la tête d’Eilish, dans le cauchemar que devient sa vie, et avançons comme elle en aveugles. Il lui faut sans cesse s’adapter à une situation de plus en plus hostile, prendre des décisions qui engagent ses enfants et son père vieillissant dont elle se sent responsable. Alors que le pays s’enfonce dans la guerre civile, quelles alternatives s’offrent à elle ? Et comment continuer à avancer quand tout ce qu’elle tenait pour sûr – l’amour, la famille, la démocratie – se désagrège devant elle, tel un château de sable balayé par la montée de l’eau ? Eilish, dans ses questionnements, dans les mensonges qu’elle invente pour protéger ses enfants, dans ses hallucinations nées de trop d’insomnies, de trop de privations, est une héroïne bouleversante.
Et si la descente aux enfers à laquelle mène Le chant du Prophète est par moments insoutenable, elle nous invite aussi à ne pas détourner le regard – afin que nous n’ayons pas à nous dire, un jour, qu’il est trop tard.
Éditions Albin Michel, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, 22.90 euros