librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

crossroads franzenL'avis d'Anouk:

New Prospect est une ville prospère de la banlieue de Chicago. En cette veille de Noël 1971 pourtant, il semble que le monde solide et bien étayé dans lequel évoluent les habitants de New Prospect commence à vaciller. La guerre du Vietnam, la libération sexuelle, les drogues et le rock sont autant de coups portés à l’édifice d’une Amérique sûre d’elle, nantie, immuable.

Prenez la famille Hildebrandt. Le père, Russ, est pasteur dans une église progressiste. Il défend une religion ancrée dans le social et est fier des passerelles qu’il tend entre ses paroissiens respectables et les habitants de quartiers noirs de Chicago. Il est aussi l’initiateur d’un programme d’aide aux Indiens Navajos auquel il sensibilise les jeunes de sa paroisse au cours d’un voyage annuel. Et pourtant: derrière la façade, rien ne va plus pour Russ Hildebrandt. Son couple est moribond, son autorité ébranlée par un pasteur plus jeune et plus charismatique, ses propres enfants s’écartent ostensiblement de lui. Le doute ronge sa foi, et son attirance malsaine pour une très jeune paroissienne, puis pour une mère de famille séduisante, n’en finit pas de le torturer.

L’étiolement de la vie de Russ est le pivot autour duquel Jonathan Franzen articule Crossroads, un sixième roman étourdissant de maestria et de puissance romanesque. Dans une construction à la fois limpide et sophistiquée, parfaitement « franzenienne », Crossroads fait tenir ensemble l’infiniment petit (le couple Hildebrandt et ses quatre enfants, scrutés dans les moindres frémissements de leurs pensées et de leurs actes) et l’infiniment grand (un pays qui bascule, traversé par des courants antagonistes et pris dans le tourbillon de la grande histoire).

La famille et ses drames sont le poste d’observation privilégié par Franzen pour parler de la politique, de la (contre-)culture, du difficile métier d’homme. Comme les Lambert dans Les corrections, les Hildebrandt peinent à vivre ensemble. L’incompréhension guette, le choc entre les générations est virulent et il faut sans cesse rééquilibrer les flux qui circulent entre ces personnes pourtant censées s’aimer et prendre soin les unes des autres. Jonathan Franzen est un portraitiste hors-pair, maniant ensemble ironie mordante et empathie. Il sonde avec acuité la psyché de personnages complexes, torturés, perdus. De ce magma d’émotions mal contrôlées, d’intentions dévoyées, de douleurs lancinantes, il tisse une fresque généreuse, aussi souvent drôle que poignante, marquée par une énergie qui ne faiblit pas au long des 700 pages du livre.

En marchant dans les pas de la famille Hildebrandt, c’est aussi la chronique d’une époque que l’on parcourt. Une époque pas si lointaine et pourtant tellement révolue. Le roman met au jour ce qui « avait brisé le monde autrefois continu en fragments tranchants ». Les gouffres au-dessus desquels on avançait en 1971 ne sont pas moins périlleux que ceux de notre époque.

Et l’on se réjouit que Crossroads ne soit que la première pierre d’une œuvre plus vaste – deux autres romans devraient suivre. On ne doute pas qu’ils seront aussi captivants et épatants que celui-ci.

 

 

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, L'Olivier, 26 €btn commande

Disponible en format numérique ici

ecole de topeka lernerL'avis d'Anouk:

Un enfant de dix ans subit une violente commotion. À l’hôpital, alors qu’il émerge petit à petit d’une amnésie, un vieil ami de ses parents vient lui rendre visite et lui fait don d’une petite boîte en bois. Elle a l’air quelconque, à peine plus grande qu’une boîte d’allumettes, et l’enfant est presque déçu – jusqu’à ce qu’on lui montre le double-fond de cette boîte, et les trésors que l’on peut y cacher. « Une boîte avec un inconscient », plaisante la mère de l’enfant.

Ce souvenir d’enfance, niché au cœur de L’école de Topeka, fonctionne comme une parfaite mise en abîme pour le livre tout entier: Ben Lerner offre à ses lecteurs un roman avec double(s)-fond(s), un roman avec un inconscient. Car en apparence L’école de Topeka pourrait n’être qu’un great american novel de plus, brillant, virtuose, racontant à partir de quelques personnages formidablement réussis les ambitions, les tourments et les failles de l’Amérique d’aujourd’hui. L’école de Topeka est assurément tout cela et porte le genre à son incandescence, mais il y a dans les pages de ce livre une porte secrète qui révèle une densité d’émotion, de poésie, d’imagination, de générosité que l’on croise rarement.

Comme les précédents romans de Ben Lerner, L’école de Topeka joue avec de nombreux éléments autobiographiques. Adam Gordon, comme Ben Lerner, est né à Topeka au sein d’une petite communauté de psys venus des côtes Est et Ouest pour inventer une autre façon de guérir les âmes. Ils vivent dans un îlot de progressisme et d’utopie perdu au cœur d’un État profondément conservateur, mais dans les années ’90, alors qu’Adam termine ses études secondaires, la cohabitation est paisible. Certes, sa mère Jane, essayiste à succès dont les livres mettent à mal la masculinité dominante, se fait régulièrement prendre à partie. Mais la famille Gordon, unie, heureuse, maniant l’ironie et l’auto-dérision, vit cela avec détachement.

Petit à petit, le vernis de perfection se craquèle. L’abondance et le matérialisme nord-américain n’ont plus rien de réconfortant et font naître l’étrangeté (la première scène du roman est à ce titre d’une force incroyable). Les mots ne veulent plus dire exactement la même chose, et les récits ne s’emboîtent plus de façon cohérente. Il ne faut pas compter sur les adultes – ils n’existent pas, « vos parents n’étaient que deux corps de plus, faisant l’expérience du paysage et du temps, essayant de créer du sens en faisant vivre des colonnes d’air ».

De cette étrangeté de plus en plus inquiétante émerge un nouveau pays, celui de la vérité alternative, celui qui élira Trump. Ben Lerner raconte la bascule avec une finesse et une intelligence sidérantes, tissant l’intime et le collectif, se jouant avec fascination de tous les registres du langage. Le réel est une sacrée fiction, et il n’y a sans doute pas meilleur outil que le roman pour le mettre en forme.

Un petit mot encore pour souligner la beauté de la traduction de Jakuta Alikavazovic. Il fallait une romancière de son talent, si au fait de l’opacité au cœur de nos vies, pour déplier toute la singularité de L’école de Topeka.

 

Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 24.90 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

où es tu monde admirable rooneyL'avis d'Anouk:

En deux romans au succès fulgurant, Sally Rooney nous a convaincus de son immense talent. Romancière au regard sensible et acéré, elle cartographie avec brio le fugace et l’intime, tout ce qui affleure sous la surface de notre époque.

Où es-tu, monde admirable ? tisse plusieurs narrations. Un récit au passé, ponctué de dialogues pétillants – Sally Rooney excelle dans l’art de la conversation, ses dialogues ont un éclat peu banal – alterne avec les longs mails que s’échangent Alice et Eileen, deux amies de longue date. Au seuil de la trentaine, Alice et Eileen trouvent dans cette correspondance le lieu où déposer leurs aspirations, leurs regrets, leur regard inquiet sur le monde.

Alice est écrivaine. Deux romans l’ont propulsée dans la lumière, et elle a payé le lourd tribut de l’exposition médiatique. Après un séjour en hôpital psychiatrique, elle tente de reprendre pied loin de Dublin, dans une petite ville en bord de mer. Eileen pour sa part garde vive la plaie d’une rupture douloureuse. Son travail pour une revue littéraire lui apporte peu de satisfaction et elle prend conscience qu’elle ne sera sans doute jamais la brillante essayiste qu’elle espérait devenir. Alice et Eileen partagent le sentiment d’être « dans la dernière pièce éclairée avant les ténèbres ». Leur intelligence fougueuse, leurs convictions politiques, leur force de caractère n’auront décidément pas suffi à les mettre à l’abri des tourments.

Dans leurs échanges, Alice et Eileen essaient aussi de mettre au clair leur vie amoureuse. Alice vient de rencontrer Felix sur Tinder et, sous ses dehors anodins, cette relation fait tanguer son fragile équilibre émotionnel. Eileen de son côté passe de plus en plus de temps et de nuits avec Simon, son meilleur ami, un garçon sérieux qui est peut-être bien amoureux d’elle depuis l’adolescence.

Sally Rooney excelle à déployer cette grande confusion de sentiments. Elle montre comme personne les barrières dressées entre soi et les autres, et l’envie qui taraude de sauter par-dessus. Son écriture épouse tous les méandres de la pensée, toutes les dynamiques de pouvoir qui se jouent entre deux amants ; elle décrit l’intrusion des réseaux sociaux dans la vie intime et comment ils affectent une histoire d’amour. Sally Rooney absorbe tout et donne sens aux détails les plus infimes : le temps qu’il faut pour qu’une messagerie se mette à jour, le geste du pouce pour effacer ce qu’il vient d’écrire. Sa précision est celle d’une chorégraphe et irradie chaque page.

Tous ces corps en mouvement finiront par se rejoindre. La dernière partie du livre vient casser l’alternance de récits et d’échanges épistolaires : Eileen, accompagnée de Simon, vient passer quelques jours chez Alice. Comme si toute la patiente construction du livre menait aux retrouvailles des deux amies – retrouvailles forcément lourdes d’attentes déçues et d’ambivalences…

Où es-tu, monde admirable ? est un roman en équilibre sur le fil de la vie. Il tend un miroir implacable aux tensions d’aujourd’hui, à notre époque discontinue et inconsolable. Et pourtant, c’est aussi un livre dont la générosité éclate à chaque page. Oui, nos cœurs sont changeants, oui, le chaos du monde abîme nos idéaux, oui, on se trompe si souvent – et pourtant on n’en aura jamais fini avec l’amour et l’amitié. « Alors qu’on aurait dû réorganiser la répartition des ressources planétaires et mener une transition collective vers un modèle économique durable, on se préoccupait de sexe et d’amitié. On aimait trop, on s’intéressait trop aux autres. C’est ce qu’il y a de si beau dans l’humanité et, en fait, c’est pour ça que je nous encourage à survivre – parce qu’on est complètement idiots au sujet des uns et des autres ».

Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 23.50 €btn commande

Disponible en format numérique ici