librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

milkman burnsL'avis d'Anouk:

Ce livre est une bombe, et l'énergie qu'elle dégage en se fragmentant vous irradie pour longtemps.

Au centre de Milkman, une fille de 18 ans. Elle n'a pas de nom, appelons-la "Sœur du milieu" puisque c'est ainsi qu'on la désigne dans la famille. "Sœur du milieu" est la quatrième de sept filles – sans oublier trois frères –, dont les aînées sont nommées par leur ordre dans la fratrie et les cadettes, pas sorties de l'enfance, forment le réjouissant chœur des "Chtites", espiègles et perspicaces.

Pour son "peut-être petit ami", elle est "peut-être petite amie". Cette relation marquée du sceau de la "peut-êtritude", cette relation "ni vraiment oui, ni vraiment non", la narratrice la dissimule avec beaucoup de soin. À sa mère, bien sûr, qui s'inquiète qu'à 18 ans sa fille ne soit pas encore mariée et mère. À la communauté, qui n'aime rien tant que saccager les histoires d'amour, au point que souvent les gens préfèrent épouser la mauvaise personne pour éviter de se voir arracher leur amour vrai.

"Sœur du milieu" est encore, aux yeux des habitants de la petite ville, "Celle qui lit-en-marchant". C'est une des façons qu'elle a de tenir à distance un réel envahissant. Mais lire-en-marchant la classe dans la catégorie des dépassants-les-bornes, d'autant qu'elle ne lit que des romans anciens pour échapper à ce siècle où elle n'a pas sa place. Dans une société fermée, gangrenée par la méfiance et les préjugés, le commérage et la rumeur tiennent lieu d'unique défouloir et il ne fait jamais bon se démarquer.

Ce monde où l'on avance en biais, en se dissimulant, en ne sachant jamais si l'on agit par bon sens ou par paranoïa, c'est l'Irlande du Nord des années '70, mais cela pourrait être tout autre terre prise dans l'étau du colonialisme, du communautarisme, des identités assignées. Anna Burns décrit son pays natal avec une précision folle, et en même temps suffisamment de recul pour que son roman prenne une résonance très universelle.

Le conflit entre les "renonçants" et "ceux de l'autre côté" (de la rue, de la mer) déclenche une haine si puissante qu'il anéantit toute intimité, toute intériorité. Les gens sont "encercueillés et enterrés" de leur vivant, insensibles à la nuance, inadaptés pour le bonheur et la beauté. Et le conflit géopolitique rend acceptable, voire désirable, la domination de ceux qui prennent les armes pour leur peuple, et qui cachent trop souvent sous la noblesse de leur cause des pratiques de gangsters: prédation, violences faites aux femmes, surveillance, censure. Autant de travers que concentre Milkman, l'effrayant chef de guerre aussi craint que respecté, qui poursuit "Sœur du milieu" de ses assiduités et qui, s'il n'apparaît qu'une poignée de fois dans le roman, le plonge tout entier dans son ombre de dangereux harceleur.

De bout en bout, le chemin de "Sœur du milieu" est un apprentissage de la liberté. Liberté de refuser l'emprise de Milkman. Liberté de penser, d'aimer, d'éprouver. Liberté de chercher "une autre façon de vivre": "c'était, sous les traumatismes, sous l'obscurité, une normalité qui essayait d'advenir".

Cette quête obstinée, inflexible, menée par une toute jeune fille à qui personne n'a transmis de mots à mettre sur ses émotions ni appris que le harcèlement et la sujétion ne sont pas une fatalité, donne au livre une dimension absolument poignante – parfois cocasse, le plus souvent déchirante.

Mais ce qui fait de Milkman un livre vraiment hors du commun, c'est son rapport à la langue. Quand les idéologies partisanes vident les mots de leur sens, il faut déserter cette langue officielle et en forger une neuve. "Sœur du milieu" ne perd jamais de vue qu'il lui faut désamorcer la fausse langue et ses éclats mortifères. Le résultat est fascinant: une langue inventive, audacieuse, fourmillant de singularités et de trouvailles. On ne peut que rendre grâce à la traduction feu d'artifice de Jakuta Alikavazovic. Il fallait une autrice de son talent et de sa sensibilité pour rendre toute sa puissance de déflagration à la langue d'Anna Burns.

 

Éditions Joëlle Losfeld, traduit de l'anglais (Irlande du Nord) par Jakuta Alikavazovic, 22 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

 

billy wilder et moi jonathan coeL'avis d'Anouk:

Le livre s'ouvre sur un escalator du métro londonien. La femme qui l'emprunte n'est pas particulièrement pressée ce matin-là mais ne peut s'empêcher de se faufiler parmi les passagers pour gagner quelques places. Puis soudain elle s'arrête. Devant elle une petite fille serre la main de sa mère et s'apprête à sauter de l'escalator. La concentration de l'enfant, sa détermination et la joie farouche qui l'assaille lorsque son saut réussit: tout cela chavire la voyageuse pressée et la laisse, souffle coupé, seule avec ses souvenirs. 

L'intelligence et la sensibilité que met Jonathan Coe dans cette scène rappelle qu'il n'est pas seulement le génial satiriste que l'on se contente trop souvent de voir en lui, mais aussi un romancier subtil, capable en quelques lignes de déployer toute une palette de sensations et d'émotions. Cette si belle scène d'ouverture donne aussi les clés de lecture de ce nouveau roman. Plus qu'un portrait de l'immense cinéaste hollywoodien que fut Billy Wilder, il sera ici question du temps qui passe, du sentiment de dépossession, d'une irrémédiable nostalgie.

 

On connaît la passion de Jonathan Coe pour le cinéma. Elle irrigue chaque page de "Billy Wilder et moi" en un fascinant jeu d'allers-retours entre fiction et réalité.

La fiction: le personnage de Calista, la femme de l'escalator, compositrice pour le cinéma. Calista a grandi à Athènes, et c'est à la faveur d'un voyage aux États-Unis qu'elle rencontre Billy Wilder. Dans l'innocence de ses 18 ans, elle n'a aucune idée de qui il peut bien être...

La réalité: la plupart des autres personnages, noms célèbres ou oubliés de la geste hollywoodienne. Le roman tourne autour du tournage de "Fedora", l'une des dernières réalisations de Billy Wilder. Il est si précis et documenté, si plausible, que l'on a l'impression de tenir dans les mains un journal de plateau. Tout est là: les anecdotes, les scènes reprises dix fois, les détails techniques, les repas et les fêtes qui émaillent la vie d'un tournage. Nous sommes en 1978, une nouvelle génération — celle des Scorsese, Coppola, Spielberg — a pris les rênes du cinéma américain. "Fedora" ne correspond tragiquement plus à l'esprit du temps. Le film est tourné en Europe car personne à Hollywood ne souhaite financer un film que l'on devine voué à l'échec commercial. Wilder et son comparse de toujours Iz Diamond, à force de ténacité mais sans illusion, viendront à bout de ce tournage épique. Pour ces deux-là, fils orphelins de la vieille Europe qu'ils ont quittée pour fuir le nazisme, tourner en Grèce et à Munich grâce à des financiers allemands a une résonance particulière. Billy WIlder dira d'ailleurs: "avec ce film, je ne peux vraiment pas perdre. Si c'est un franc succès, c'est ma revanche sur Holywood. Si c'est un flop, c'est ma revanche pour Auschwitz". Poignante lucidité.

Bien sûr, comme toujours dans un roman de Jonathan Coe, on rit beaucoup. Traits d'esprit, ironie, scènes enlevées et cocasses pimentent "Billy Wilder et moi". Sans oublier quelques running gags incongrus et d'excellentes scènes autour du brie, euphorisant favori de Calista. Pourtant la tonalité générale est à la mélancolie. Amours manquées, gloires oubliées, poids du passé: c'est ce que la jeune et candide Calista apprendra de sa rencontre avec l'icône Wilder. Mais aussi cette généreuse leçon:

"Peu importe ce qu'elle te réserve par ailleurs, reprit-il, la vie aura toujours des plaisirs à offrir. Et il faut savoir les saisir." Et puis cet homme qui avait accompli tant de choses en son temps, et tant souffert aussi, tira son chapeau pour l'incliner sur son crâne selon un angle parfait, et me fit un salut: "Souviens-toi de ça", ajouta-t-il. Et je m'en suis toujours souvenue."

 

Un tel roman, tout empreint de grâce et de profondeur, fait assurément partie de ces plaisirs à saisir. Ne le manquez pas!.

 

Gallimard, traduit de l'anglais par Marguerite Capelle, 22 eurosbtn commande

 Disponible en format numérique ici

memoires flous carreyL'avis d'Adrien:

Quand la réalité de Jim se tord, se vrille, l'émulsion de la réalité et de l'invention est barrée, drôle, inventive et touchante. Ça ressemble à une grosse production au casting phénoménal et c'est un très bon livre d'auteur.

"Et c'est ainsi que non seulement les derniers habitants de la Terre furent forcés d'assister à leur anéantissement mais ils trouvèrent le spectacle totalement addictif. "

Éditions du Seul, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sabine Porte,19 eurosbtn commande