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crossroads franzenL'avis d'Anouk:

New Prospect est une ville prospère de la banlieue de Chicago. En cette veille de Noël 1971 pourtant, il semble que le monde solide et bien étayé dans lequel évoluent les habitants de New Prospect commence à vaciller. La guerre du Vietnam, la libération sexuelle, les drogues et le rock sont autant de coups portés à l’édifice d’une Amérique sûre d’elle, nantie, immuable.

Prenez la famille Hildebrandt. Le père, Russ, est pasteur dans une église progressiste. Il défend une religion ancrée dans le social et est fier des passerelles qu’il tend entre ses paroissiens respectables et les habitants de quartiers noirs de Chicago. Il est aussi l’initiateur d’un programme d’aide aux Indiens Navajos auquel il sensibilise les jeunes de sa paroisse au cours d’un voyage annuel. Et pourtant: derrière la façade, rien ne va plus pour Russ Hildebrandt. Son couple est moribond, son autorité ébranlée par un pasteur plus jeune et plus charismatique, ses propres enfants s’écartent ostensiblement de lui. Le doute ronge sa foi, et son attirance malsaine pour une très jeune paroissienne, puis pour une mère de famille séduisante, n’en finit pas de le torturer.

L’étiolement de la vie de Russ est le pivot autour duquel Jonathan Franzen articule Crossroads, un sixième roman étourdissant de maestria et de puissance romanesque. Dans une construction à la fois limpide et sophistiquée, parfaitement « franzenienne », Crossroads fait tenir ensemble l’infiniment petit (le couple Hildebrandt et ses quatre enfants, scrutés dans les moindres frémissements de leurs pensées et de leurs actes) et l’infiniment grand (un pays qui bascule, traversé par des courants antagonistes et pris dans le tourbillon de la grande histoire).

La famille et ses drames sont le poste d’observation privilégié par Franzen pour parler de la politique, de la (contre-)culture, du difficile métier d’homme. Comme les Lambert dans Les corrections, les Hildebrandt peinent à vivre ensemble. L’incompréhension guette, le choc entre les générations est virulent et il faut sans cesse rééquilibrer les flux qui circulent entre ces personnes pourtant censées s’aimer et prendre soin les unes des autres. Jonathan Franzen est un portraitiste hors-pair, maniant ensemble ironie mordante et empathie. Il sonde avec acuité la psyché de personnages complexes, torturés, perdus. De ce magma d’émotions mal contrôlées, d’intentions dévoyées, de douleurs lancinantes, il tisse une fresque généreuse, aussi souvent drôle que poignante, marquée par une énergie qui ne faiblit pas au long des 700 pages du livre.

En marchant dans les pas de la famille Hildebrandt, c’est aussi la chronique d’une époque que l’on parcourt. Une époque pas si lointaine et pourtant tellement révolue. Le roman met au jour ce qui « avait brisé le monde autrefois continu en fragments tranchants ». Les gouffres au-dessus desquels on avançait en 1971 ne sont pas moins périlleux que ceux de notre époque.

Et l’on se réjouit que Crossroads ne soit que la première pierre d’une œuvre plus vaste – deux autres romans devraient suivre. On ne doute pas qu’ils seront aussi captivants et épatants que celui-ci.

 

 

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, L'Olivier, 26 €btn commande

Disponible en format numérique ici