librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

jour de ressac kerangalL'avis d'Anouk:

Blaise connaît mon penchant pour les histoires. Celles que je me raconte, celles que je raconte aux autres, celles où je me démultiplie, où je peux me cacher, redevenir une inconnue, en finir avec moi. Les histoires, c’est ta tendance, c’est ta gravitation interne, c’est ce qu’il me chuchote à l’oreille.

Tout est affaire de gravitation dans Jour de ressac – celle qui met en tension les morts et les vivants, une femme et la ville où elle a grandi, des corps amoureux, une mère et sa fille, hier et aujourd’hui. La gravitation aussi qui guide les marées, nourrit les vagues et leur ressac. Ce mouvement d’attraction qui fait tenir ensemble le proche et le lointain est au cœur du travail romanesque de Maylis de Kerangal. Chez elle, de livre en livre, l’intime s’inscrit dans un ordre plus vaste, les pulsations et émotions des personnages résonnent dans un paysage ouvert. En cela, Jour de ressac approfondit une œuvre à la puissante cohérence.

 

Il y ouvre aussi de nouveaux chemins. Ainsi, alors que l’on a souvent souligné combien les romans de Maylis de Kerangal explorent le geste et la façon dont les personnages façonnent le réel – la construction dans Naissance d’un pont, les technologies de pointe de la médecine dans Réparer les vivants, le geste artistique dans Un monde à portée de main – c’est plutôt de la voix dont il est question ici. La voix a une portée fragile, ténue ; elle ne façonne rien pas mais module l’espace et dit la vérité d’un être. Cette quête de la voix, qui était déjà au centre des nouvelles de Canoës, prend ici d’autant plus de sens que la narratrice, dont nous ne connaîtrons pas le nom, est doubleuse pour le cinéma et prête sa voix aux corps des autres, cherchant « à toucher parfois le flux intérieur » de l’actrice qu’elle fait parler. Métier de l’ombre, il sied bien à cette femme solitaire, forte et fragile, qui dit d’elle-même « je renonce très vite à l’exactitude mais pas à la justesse ».

 

C’est aussi une voix qui met en mouvement le roman, celle de l’officier de police qui cueille la narratrice chez elle, un jour de novembre, pour la convoquer au Havre en urgence. On a retrouvé la veille sur une plage le corps sans vie d’un homme. Tout porte à croire à un homicide et le seul indice permettant l’identification de la victime est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche. Au dos de ce ticket figure le numéro de téléphone de la narratrice. Prise dans une affaire qui fait éclater le décor rassurant de son quotidien, elle gagne Le Havre, se prend au jeu de l’enquête, échafaude des hypothèses – « tout se passait comme si la lubie de l’enquête s’était emparée de moi ». Autour de ce corps sans identité tout devient incertain, le réel tremble, le passé s’invite.

 

C’est que Le Havre, pour la narratrice, est le territoire de l’enfance et de l’adolescence, la ville « tapie dans un arrière-monde tel un palais dans le brouillard ». En arpentant ses rues, elle traverse le temps, remonte les pistes et se laisser dérouter. L’errance qui suit son audition au commissariat avive les souvenirs de sa jeunesse, dans une ville où les blessures infligées par la guerre ont à peine eu le temps de cicatriser. Le Havre a été cette « ville par terre », martyrisée sous les bombes ; son visage, comme celui de l’homme mort sur la plage, était alors impossible à reconnaître. Puis la ville s’est relevée, construisant sur les ruines un nouveau décor. Damier de bêton, lignes de fuite, couloirs où le vent frappe et tout ce réseau serré de passages, de tunnels, cette « contre-carte du territoire » où circulent les corps et les histoires. Le Havre est un terrain toujours incertain, où le réel se double d’échappées imaginaires, sublime décor pour les vacillements de la narratrice. 

 

Le Havre, que Maylis de Kerangal connaît bien puisqu'elle aussi y a grandi, tend à son travail d'écriture un passionnant miroir, alternant les échappées vers le large et la traversée d’un tissu urbain dense où attraper le réel dans ses plus infimes variations. Comme toujours, la langue de Maylis de Kerangal saisit par sa beauté singulière et sa virtuosité. Telle la vague et son ressac, elle oscille entre accélérations fulgurantes et moments où elle se dépose, scintillant dans la lumière normande. 

 

De ce roman si dense et habité, il y aurait bien des tableaux à déployer encore. Comment, par exemple, la jeunesse y palpite – celle de la narratrice, ressurgie à la faveur de son échappée havraise, celle de sa fille Maïa, vingt ans, la fougue souveraine. Comment, avec autant d'intensité que dans Réparer les vivants, il est question de réintégrer un corps mort parmi les corps des vivants. Comment Jour de ressac s'aventure dans un paysage woolfien, avec sa promenade au phare, avec le clin d'oeil de soeurs prénommées Vanessa et Virginia, avec sa façon de faire miroiter tous les flux de pensée d'une femme saisie dans un moment d'incertitude. Comment Maylis de Kerangal fait place aux questions brûlantes d'aujourd'hui, la guerre ukrainienne, le désespoir de l'exil, les narcotrafics. Tant de registres et d'histoires qui s'emboîtent avec souplesse et fluidité et soulignent le talent et l'audace de Maylis de Kerangal.

 

Jour de ressac est bien un livre de notre temps inquiet et incertain. Si le roman nous submerge à ce point d’émotion, c’est dans sa capacité à donner corps aux vacillements, à ces secousses infimes qui viennent désajuster le cours de nos vies et nous invitent, toujours, comme la vague qui revient, à nous réinventer.

Maylis de Kerangal présentera Jour de ressac à la librairie le mardi 24 septembre à 19h30. Toutes les infos sont ici.

 

Éditions Verticales, 21 eurosbtn commande

Loeil de la perdrixL'avis de Maryse :

L’action se déroule en 1953 dans les quartiers populaires de Toulon. La ville est encore meurtrie par la Seconde Guerre mondiale, alors que la Guerre d’Algérie s’apprête à éclater au-delà de la Méditerranée. Rose est une mère de famille d’âge mûr, femme d’ouvrier. D’origine corse, son mari et elle ont définitivement quitté leur île des années auparavant avec un maigre balluchon et leurs trois enfants sous les bras afin de se faire une meilleure vie sur le continent. Toulon et ses grands chantiers les ont incorporés…

Un matin, au coin d’une rue, Rose fait la connaissance de Farida, qui vient d’arriver d’Algérie et vit depuis peu au bidonville de Toulon. Une amitié va peu à peu se nouer entre les deux femmes, dont les générations et les parcours diffèrent et qui pourtant, par cette rencontre, vont prendre conscience de leur condition et changer le cours de leur existence. Par le biais d’une relation qui se tisse entre deux personnages marginalisés, l’écrivain Christian Astolfi aborde de grandes questions du temps : la condition féminine, l’immigration, l’intégration, l’émancipation sociale, la guerre.

Voici un texte intense et délicat à la fois, un roman social engagé, qui décrypte subtilement le ressenti humain et le tremplin vital qu’est la relation à l’autre. Un très beau livre.

Le Bruit du Monde, 21 euros.

je veux un caht palominoL'avis de Maryse:

Scarlett, la petite fille de compagnie du poney Palomino, rêve d’avoir un chat. Bah oui, c’est trop doux, c’est trop mignon, c’est trop chou, un chat ! Mais Palomino, ça ne lui dit rien de bon : un chat, ça perd ses poils, ça passe son temps à dormir et ça ne sert à rien. Il est peut-être aussi un tout petit peu jaloux, Palomino…

Cela dit, au hasard d’une balade près de la cascade, un chat miaule au secours ! Pas le choix, il va falloir agir.
Nous sommes très heureux de retrouver l’adorable Palomino et, comme toujours avec le duo gagnant Matthieu Maudet/Michaël Escoffier, nous plongeons ici dans une histoire rocambolesque, surprenante et tout à fait hilarante. Puis, le combi chaton-poney, nous l’avouons, est absolument irrésistible ! 
 
Pour tout le monde, dès 3 ans et demi.
 
Je veux un chat, Palomino, Matthieu Maudet et Michaël Escoffier, L'école des Loisirs, 13€.

L'avis de Maryse:

Les trésors du fonds

hatzfeldDans la perspective de la rencontre avec Gaël Faye, nous lisons. C’est l’occasion de remettre en avant l’extraordinaire travail réalisé par Jean Hatzfeld dès le lendemain du génocide contre les Tutsis en 1994 au Rwanda.
 
Ancien reporter pour Libération, correspondant et chroniqueur de guerre, Jean Hatzfeld s’est rendu au Rwanda peu après le génocide des Tutsis pour séjourner près des marais, à Nyamata, travailler avec les rescapés, les écouter sur un temps long et retranscrire les récits de ceux qui ont traversé l’expérience de l’extermination. Il écrit alors Dans le nu de la vie (2000).
 
Il poursuit son travail au pénitencier de Rimila, où il rencontre pour de longs entretiens un groupe de Hutus ayant activement participé au génocide sur les mêmes collines. De ce travail inouï naît Une saison de machettes (2003). La stratégie des antilopes, troisième opus de ce que l’on considère comme une trilogie, parait en 2007 et a pour thème la libération des génocidaires, leur retour sur les collines et la cohabitation proche avec les rescapés.
 
Au-delà du témoignage brut et de première ligne de l’insoutenable réalité du génocide de 1994, par un travail d’une précision journalistique remarquable, Jean Hatzfeld fut l’un des premiers – si ce n’est le premier – à ouvrir la parole, à laisser mettre des mots sur l’indicible, dévoilant tant que faire se peut les enjeux internes du génocide. Incontournable.
 
Dans le nu de la vie,Points,8,40€.
Une saison de machettes, Points, 8,70€.
La stratégie des antilopes, Points, 7,40€.
 

jacaranda fayeL'avis d'Anouk:

C'est à l'ombre d'un jacaranda que se déploie le nouveau roman de Gaël Faye. Un arbre en majesté qui offre, de ses racines profondément enfouies à sa cime luxuriante, "une présence rassurante dans une époque tourmentée, une balise fixe dans les remous du temps qui passe". 

La métaphore végétale sied bien à ce roman de mémoire et de transmission.

Comme Petit Pays, Jacaranda a pour narrateur un jeune métis, Milan. Entre un père qui consacre sa vie au travail et une mère dont il sait si peu, Milan grandit en solitaire. Sa vie bascule l'année de l'entrée au collège, tandis que le pays d'origine de sa mère, ce Rwanda qu'elle n'évoque jamais, sombre dans la violence du génocide. La mère de Milan reste murée dans le silence. Pour elle, le passé est "une porte close". Et puis un jour, dans l'appartement parisien, arrive Claude. Claude est "un parent"; il a le même âge que Milan mais paraît bien plus jeune. Il porte une épouvantable blessure à la tête et plonge chaque nuit dans d'éprouvants cauchemars. Son séjour en France sera bref – à peine le temps pour Milan d'apprivoiser ce "petit frère" que déjà il repart pour Kigali, aussi mystérieusement qu'il en était arrivé.

Il faudra à Milan bien des années, et de nombreux séjours au Rwanda, pour prendre la mesure de la complexité de son histoire familiale. Jamais sa mère n'encouragera son besoin de savoir, mais l'enfant triste et solitaire finira par trouver son chemin et sa place dans le monde. Gaël Faye peint ce parcours long et douloureux avec beaucoup de douceur et de subtilité. Il le sème de portraits lumineux: Claude et Sartre, dont l'amitié entraîne Milan dans un tourbillon de projets, d'histoires poignantes et de fêtes épiques; Eusébie l'amie de sa mère, femme au courage et à la ténacité exceptionnelles qui offre à Milan les clés pour comprendre l'histoire de son pays et celle de sa famille; Stella, la fille d'Eusébie, ce bébé aux yeux verts qui ébranle Milan adolescent et dont la sagesse viendra plus d'une fois le remettre d'aplomb. 

Jacaranda raconte cinq générations d'une famille et place l'histoire du génocide rwandais dans la perspective du temps long, depuis l'époque des rois et du "pays de miel" jusqu'à l'hyper-modernité, en passant par les jeux dangereux de la puissance coloniale belge qui impose une carte d'identité ethnique, puis par les violences qui émaillent l'histoire post-Indépendance du pays et mènent à 1994.

Le jacaranda du jardin d'Eusébie et Stella porte cette histoire et en dissimule les plus sombres secrets. Ses fleurs ont la couleur du deuil mais rappellent aussi la puissance de la vie, souveraine au cœur des tragédies. "Tu sais, l'indicible ce n'est pas la violence du génocide, c'est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout".

Grasset, 21 eurosbtn commande