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En quatre romans et à trente-trois ans à peine, Sally Rooney joue assurément dans la cour des grands, des très grands écrivains d’aujourd’hui. La preuve cet automne avec Intermezzo, un roman où éclate sa virtuosité peu commune et dont les personnages ont une telle densité que l’on a l’impression de partager avec eux un moment de vie. Attraper la vie, c’est bien là le fil qui court depuis Conversations entre amis dans chacun des livres de Sally Rooney: "plus de vie, encore plus et plus de vie".
Saisissant de beauté, Intermezzo est tendre et profond, souvent drôle et tout aussi souvent désespéré. Il vient nous montrer qu’il est décidément réducteur de ne voir en Sally Rooney qu’une autrice pour la "génération Snapchat". Sa délicatesse, sa finesse, son sens de l’observation des plus infimes mouvements de l’âme font de ses livres des classiques intemporels, quelque part entre Stefan Zweig, Virginia Woolf et Jens Christian Grondahl. On ne s’étonne donc pas que le Guardian ait titré sa chronique d’Intermezzo "Existe-t-il meilleur romancier à l'heure actuelle?"
Intermezzo suit la trajectoire de deux frères, Peter et Ivan, dans les quelques semaines qui suivent le décès de leur père. Période de fragilité, où le deuil décuple la force des émotions et vient réveiller les fantômes du passé. Ivan a 22 ans, un appareil dentaire, peu d’aisance dans la vie sociale: "il a l’impression d’avoir été constitué dans un but autre. Il a des qualités, si on veut, mais aucune qui permette de vivre dans ce monde, le seul dont on puisse dire qu’il existe véritablement". Ivan est aussi, depuis l’enfance, un génie des échecs. Un soir où il se produit en tournoi dans une petite ville de l’Ouest de l’Irlande, il fait la connaissance de Margaret, 36 ans, à peine sortie d’un mariage douloureux qui la nimbe d’un voile de tristesse. Entre eux une étincelle, du désir, de l’amour peut-être. Mais les sentiments peuvent-ils combler la distance qui existe entre deux vies si éloignées?
Peter, frère aîné d’Ivan, voit d’un mauvais œil cet amour naissant. Il y a toujours eu une forte tension entre les deux frères, et la longue maladie puis le décès du père l’ont encore avivée. Peter est à bien des égards le contraire de son cadet. Brillant, arrogant, séducteur, Peter enseigne le droit à l’Université tout en devenant un avocat en vue. Malgré les apparences d’une réussite rapide, la vie de Peter est elle aussi aux prises avec la confusion des sentiments. Son chemin se perd entre deux femmes, Sylvia le grand amour inaccessible et Naomi, « l’autre ». Entre Sylvia l’âme-sœur, brillante intellectuelle, et Naomi la fille un peu trop facile, un peu trop vénale, Peter ne sait plus où il en est – "c’est inextricable. Cette toile emmêlée".
Le temps d’un automne irlandais, Ivan et Peter s’affrontent et se déchirent mais apprennent aussi à faire place aux surprises que la vie réserve. Dans le vocabulaire de la musique, qui occupe une grande place dans la vie de chacun des frères – Ivan l’esprit mathématique sensible à la rigueur de Bach, Peter mozartien, tempêtueux –, l’intermezzo est un interlude, un moment où la pièce se reconfigure. Mais intermezzo est aussi un mot issu du monde des échecs, où il désigne le déplacement inattendu d’une pièce sur le plateau. C’est exactement là que Sally Rooney place Ivan et Peter, dans une période charnière de leurs jeunes vies, face à un écheveau d’émotions qu’il leur est difficile de démêler.
On lit rarement peinture si subtile du lien fraternel. La façon dont Sally Rooney colle aux pensées de ses personnages tout en les inscrivant dans notre époque inquiète est tout simplement bluffante. Construit comme un duel autour d’un échiquier, le roman se déploie dans une langue limpide, où s’engouffrent les mots de Shakespeare et Wittgenstein, les poèmes de Keats et les chansons de Sarah Vaughan. Le tissage est majestueux et tient en haleine et en émotion de la première à la dernière page.
Gallimard, Du Monde Entier, traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 22 €
Disponible en format numérique ici
Retrouvez sur le site nos chroniques de Conversations entre amis, Normal People et Où es-tu monde admirable
Le samedi 9 novembre à 11 heures, rendez-vous au Quai 22 pour un Atelier L'as-tu lu consacré à l'univers de Mario Ramos.
Il y aura des loups bien sûr, quelques cochons et d'autres animaux tendres et espiègles. Il y aura le plaisir de plonger dans des histoires débordant d'amitié, d'humour, de singularité. Car l'œuvre de Mario Ramos, onze ans après la disparition de cet immense auteur jeunesse, n'a rien perdu de sa force, de son irrévérence, de son émotion. L'Atelier est destiné aux enfants de 4 à 7 ans.
Les Ateliers L'as-tu Lu sont gratuits mais l'inscription est indispensable: écrivez-nous à l'adresse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
L'avis d'Anouk:
La maison est petite, son jardin aussi, et toute petite est la vie d'Armande. La vieille dame a organisé un quotidien où rien ne la dérange: pas de désordre, pas de visites, pas de bruit sinon le tictac de l'horloge qui rythme les journées. Mais l'on sent pourtant que ce monde à l'étroit va bientôt craquer de toutes parts. C'est le titre de l'album, déjà, qui nous en souffle l'idée par la tension entre les adjectifs immense et petite. Puis dès la première page le tumulte de la rivière, la majesté des arbres, ce vert omniprésent.
La vie d'Armande bascule en même temps que son toit s'envole. Et voilà du ciel qui entre dans sa vie, et des oiseaux, des insectes, des herbes folles. Armande tente bien de maîtriser le chaos mais la nature est obstinée, bien décidée à gagner la partie. Armande apprend à se laisser déstabiliser et voilà que son coeur si étroit se gonfle de souvenirs et d'émotions. Elle est prête, enfin, pour faire une rencontre. Il s'appelle Marcus, c'est son petit voisin et bientôt son meilleur ami...
Marie Colot raconte avec douceur comment Armande, engourdie dans sa solitude, reprend goût à la beauté du monde. Les gouaches pleines de poésie d'Anaïs Brunet et leur palette contrastée sont l'écrin parfait pour cette histoire toute de délicatesse. Elles font entrer dans la vie de la vieille dame l'exubérance du monde végétal, la légèreté d'un chant d'oiseau, toutes "ces petites choses si merveilleuses" qui font pétiller le quotidien.
Un album pour les immenses petits lecteurs à partir de 4 ans.
Éditions Hélium, 16.90 euros
Le 22 mars 2016, jour funeste des attentats de Bruxelles, la seconde fille de Sophie Pirson est grièvement blessée dans le métro de Maelbeek. Sidération.
Depuis ce séisme qui a ébranlé la vie de sa fille et de leur famille, Sophie Pirson a décidé de rejoindre un groupe de paroles créé à Bruxelles, où se retrouvent des survivants et des proches ainsi que des parents de jeunes gens radicalisés.
De cette expérience naîtra un livre, Couvrez-les bien, il fait froid dehors, dans lequel Sophie Pirson mêle sa voix à celle de Fatima Ezzarhouni, mère d’un jeune homme aujourd’hui décédé en Syrie. Toutes deux jeunes grand-mères, elles décident de réfléchir à la transmission. Que souhaitent-elles transmettre à leurs petits-enfants de notre monde déchiré?
Sophie Pirson entame alors un travail d’écriture pour dire au plus près leur amitié, leurs échanges, leurs doutes. La terreur qui les habite, autant que la joie qui peut surgir d’un échange, d’un repas partagé.
Ce livre émouvant et lumineux sera suivi de très nombreuses interventions des deux amies dans des écoles, des institutions ou d’autres groupes de paroles. Sophie Pirson se confronte alors à un questionnement philosophique incessant: qu’y a-t-il entre la haine (qu’elle ne ressent jamais) et le pardon (qui lui semble très éloigné)? Que mettre dans cet espace caché dans les plis de la langue?
Quelques mois plus tard s’ouvre le procès historique des attentats. Sophie Pirson décide de s’y rendre chaque jeudi, avec l’idée d’approcher une forme de réponse à son questionnement, prendre à bras le corps le sujet du pardon à travers ce projet d’écriture. Car c’est un carnet et un crayon à la main que Sophie Pirson franchit les portes de "Justitia", ce méga-palais de Justice, dont le nom sonne comme [celui] d’une île gagnée par des pirates.
Débute alors un passionnant journal de bord, à la fois très intime et qui invite au recul, à la réflexion. Sophie Pirson observe les moindres détails des rouages de cette grande machine judiciaire, incarnée par les magistrats, les jurés, les accusés, la police, les avocats et journalistes.
Elle noue des liens forts avec celles et ceux qui, pendant des mois, assistent à ce procès hors-normes. Des survivantes et survivants, des proches, des plus lointains, des observateurs. Des femmes et des hommes qui, de mois en mois, devront faire la rude expérience de cette traversée au long cours, faite de doutes, de colères, de jours sombres et d’espoir. Dans les couloirs, le réfectoire, tous les "à-côtés", elle traque sans relâche les regards, les larmes, les mains noueuses. Elle accueille la parole sur le vif, celle qui surgit au sortir d’une journée d’audience, celle qui se fraye un chemin au milieu de toutes les émotions contradictoires.
Jour après jours, mois après mois, il me faudra être attentive aux bruissements de paroles urgentes, aux mots échangés à bas bruit, mais aussi tendre l’oreille au silence pour écouter ce qui ne se dit pas.
Sophie Pirson trouve une place dans ce grand tout et va entrevoir, ici et là, des éléments qui viendront se glisser dans cet espace entre la haine et le pardon. Son écriture du réel nous embarque à ses côtés, de ses périples en bus pour rejoindre cette "île" à la chaise qu’elle occupe dans un couloir ou la salle d’audience. Elle partage avec nous le chemin sinueux de celles et ceux qui doivent continuer à vivre après leur traversée des ténèbres.
L'avis d'Anouk:
Voici un album pour partir à la découverte de la nature toute proche – de la maison jusqu'au verger, puis un petit tour en forêt et on rentre en passant par l'étang.
Cette promenade quotidienne, Lucie Lučanská la transforme en une expérience de lecture passionnante, racontant son itinéraire au gré des sens.
On commence par la vue, le sens le plus évident pour attraper le monde autour de nous. Les couleurs se déclinent dans toute leur richesse, formes et mouvements pimentent la découverte, et puis le soir tombe et ne restent que quelques lumières.
Reprenons la balade, en étant cette fois tout ouïe. Le souffle du vent chamboule le paysage, un portail grince comme un gémissement, un chien aboie... La nature mêle bruits et silences, "les sons sont comme des vagues qui se brisent et rebondissent". Pour mettre l'ouïe en mouvement, les pages ont perdu leurs couleurs mais sont toutes pleines d'onomatopées, d'échos, de paroles échangées. Et puis, il y a aussi "le frou-frou que font les pages de ce livre (un peu comme les feuilles d'un arbre)".
Si l'on fait la promenade en se concentrant sur les odeurs, le parfum de maman restée à la maison se mêle aux fumées du dehors, à l'odeur des pommes pourries sur le compost, aux senteurs apaisantes de la forêt. Mais pour l'odorat, il faut bien reconnaître que les animaux croisés en chemin sont infiniment plus doués que nous, pauvres humains! Puis vient le toucher, et le livre se pare d'éléments en relief qui donnent envie de lire avec les mains. Quant au goût, il y en a tant dans la nature: la saveur des fruits maraudés, d'un flocon de neige sur le bout de la langue, du thé qui réchauffe après la promenade...
Le livre des cinq sens fait l'éloge de la richesse de nos perceptions et invite à s'imprégner, les sens en éveil, de l'infiniment proche – et c'est ainsi qu'une promenade dont on croit connaître tous les secrets garde toujours une bonne dose d'inédit pour nous surprendre.
Une promenade au pays des sens pour tous les curieux de nature, dès 3 ans: c'est magique!
Éditions MeMo, traduti du tchèque par Benoît Meunier, 20 €