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juno et legs gearyL'avis d'Anouk:

"Ils disparaissent, les souvenirs, même les bons, ceux qu'on veut garder. Je m'entraînais sur mes préférés, je les apprenais par cœur. Mais au final, on se retrouve avec des souvenirs de souvenirs: le charbon donne du goudron, pas des diamants"

Elle s'appelle Juno, comme la reine des dieux de l'Olympe. Assurément sa mère lui a offert un prénom à la mesure de sa démesure – c'est que, comme la déesse, Juno ne manque ni d'aura, ni de souffle vital. Elle a beau grandir dans un quartier misérable de Dublin, Juno fronde, Juno rayonne, Juno tient tête. Héroïne poignante, elle fait la force et la beauté de ce percutant roman de Karl Geary.

Quand le livre s'ouvre, nous sommes au cœur des années 80. Juno quitte l'enfance. Elle vit entre une mère à la dignité blessée, couturière pour des gens à peine moins pauvres qu'elle, et un père transparent et détesté, rongé par l'alcool, aussi veule que la mère est orgueilleuse. Le ronronnement de la Singer et les cris du père, tel est l'univers sonore dans lequel grandit Juno. Il détonne avec l'ordre strict du collège, les exigences de la religieuse qui est son enseignante principale, les menaces du père abbé dès que Juno sort du rang. Mais Juno sait faire une force de cette misère: "on n'était rien et donc je me foutais de tout, il ne pouvait pas m'atteindre".

Au collège, il y a un garçon étrange, malmené par les fortes têtes de la classe. "J'avais vu qu'il essayait de se rendre invisible. Je remarquais tout et je me suis aperçue que c'état lui que je remarquais le plus". Plus d'une fois Juno prend sa défense, par les mots ou par les poings. Il s'appelle Seàn, elle le rebaptise Legs parce que ses jambes n'en finissent pas. Une amitié naît, elle fera tenir debout ces deux ados de la marge, aussi déchirantes que soient les épreuves que la vie leur réserve.

Le titre anglais dit Juno loves Legs. C'est qu'il circule tant d'amour entre eux, un amour pur et platonique, un amour aussi frais que leurs quinze ans, un amour absolu "sans une once de cet instinct humain qui fauche les fleurs fraîches en pleine éclosion et les rapporte chez soi pour les laisser faner et mourir".

Karl Geary signe avec Juno et Legs un épatant roman de formation, qui mêle vigueur et sensibilité. Il dépeint sans misérabilisme et avec un sens aigu de l'observation le douloureux chemin de ses si jeunes personnages, abîmés par la misère, la violence du patriarcat, une église catholique perverse. Juno nous entraine à sa suite, et ses moindres pensées, ses moindres sensations, s'inscrivent dans nos vies de lecteurs.

Juno et Legs est un roman sauvage, dont se dégagent un magnétisme et une beauté hors du commun.

 

Éditions de l'Olivier, traduit de l'angais (Irlande) par Céline Leroy, 23 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

sauve qui pique dewezL'avis de Régis:

Romy est sur le quai de la gare, au milieu d’un groupe de filles surexcitées, au foulard bien roulé. Dans quelques secondes, c’est le grand départ. La joie est palpable mais Romy, elle, se sent triste et surtout terriblement seule. Sarah, son inséparable amie, n’est pas au rendez-vous. Opérée de l’appendicite cette nuit-même, elle ne fera pas partie de l’aventure…

Romy attendait ce moment avec une telle impatience ! Elle rêvait de ce premier camp louvette depuis des semaines. Mais sans Sarah, tout est fichu. Cette semaine ne l’intéresse plus du tout.

Comment faire sa place parmi des filles qu’elle connait à peine ? Comment gérer la mauvaise humeur de la grande cheffe Harfang, plus stricte que jamais ? Romy se renfrogne, se sent « chardon », solitaire. Les premiers jours sont difficiles, rien ne va.

Mais un soir, un léger petit bruit attire son attention. Elle va faire une découverte qui va peut-être tout changer. Pour elle. Pour les autres louvettes. Une découverte qui va donner un sens nouveau à sa présence au camp.

Amélie Dewez signe un premier roman virevoltant, à lire dès 8 ans. Une plongée fantaisiste dans la vie d’une petite fille bouillonnante et malicieuse. Une histoire qui fait réfléchir à la place que nous occupons parmi les autres, aux abus de pouvoir, aux belles rencontres qui changent la vie.   

 

Éditions Oskar, 8.95 eurosbtn commande

mrs dalloway pleiade 2L'avis d'Anouk:

"Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwichs qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares; les orgues de Barbarie; dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait: la vie; Londres; ce moment de juin".

Ses élans, ses tourments, sa perspicacité, sa fulgurante modernité: Clarissa éblouit tant qu’on peine à croire qu’elle fête ses cent ans.

Cent ans! Lorsqu’il paraît au printemps 1925, Mrs Dalloway cristallise les questions de son époque et porte à la perfection les intuitions modernistes de Virginia Woolf. Comme Joyce, Proust, Pirandello ou Mann, ses grands contemporains, Virginia Woolf transforme le paysage du roman et le fait entrer dans un âge nouveau. Le temps diffracté, l’attention aux perceptions, la peinture du mouvant et de l’évanescent : il y a tout cela dans cet immense chef-d’œuvre, bien sûr, mais il y a aussi tant de vie, d’humour piquant, d’attention aux choses soi-disant banales que Clarissa, toujours, nous plongera dans une joie profonde.

"Qu’est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d’exaltation ?

C’est Clarissa, dit-il.

Et justement, elle était là".

 

Pour célébrer les cent ans de Mrs Dalloway, la bibliothèque de la Pléiade propose une édition anniversaire entourant Mrs Dalloway (traduit par Marie-Claire Pasquier) de textes complémentaires, notamment Orlando et Une pièce à soi.

 

Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 62 eurosbtn commande

Gallimard, collection Folio, traduit de l'anglais par Marie-Claire Pasquier, 7.60 euros

POL, traduit de l'anglais par Nathalie Azoulai, 14.90 euros

Disponible en format numérique ici

 

 

et à la fin electreL'avis de Maryse:

Qui veut lire un album hyper rigolo ? Nous!

C’est l’histoire d’un auteur-illustrateur qui cherche une fin au conte qu’il vient d’inventer. « Le prince sauva la princesse, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » ? Pfff. C’est bateau, puis plus trop dans l’air du temps ! « Le prince vint sauver la princesse, mais se trompa de château. » : bof, pas dingue ! « Le prince arriva trop tard, la princesse s’était sauvée toute seule. » : c’est mieux… ?

Il est à court d’idées. Bientôt, ses enfants, sa femme, son chat, et même les personnages de son conte vont s’en mêler et lui faire des suggestions. Chaque grain de sel amène à des fins plus loufoques les unes que les autres !

Dans ce chouette album, Jean-Baptiste Drouot construit un jeu habile et hilarant sur la mise en abîme, qui ouvre à tous les horizons, pour le plus grand plaisir du lecteur.

De 5 à 105 ans.

 Hélium, 14,90 euros.

un jeu sans fin powersL'avis d'Anouk:

La mythologie polynésienne raconte que, lorsqu’il sortit de l’œuf qui l’abritait, le dieu Ta’aroa a créé la terre avec les morceaux de coquille épars. Nous sommes les enfants de ce jeu de construction, et nous aussi nous jouons: "que font toutes créatures sinon jouer sans cesse sur le globe de la terre, jouer devant le Dieu qui les a bricolées ?"

Un jeu sans fin, l’hypnotisant nouveau roman de Richard Powers, explore entre mille et une choses le rapport sacré de l’homme au jeu. On y suit deux ados de Chicago qui scellent leur amitié autour d’un plateau d’échecs. Rafi, né dans les quartiers pauvres, doit à ses brillants résultats scolaires d’être admis dans un collège jésuite huppé. Il y est le seul garçon noir, le seul fils de pompier, le seul à ne devoir à aucune hérédité la place conquise. Sa solitude croise celle de Todd Keane, fils de trader. Tous deux ont grandi auprès de couples dysfonctionnels, tous deux ont connu des blessures et des deuils qu’on ne les a pas aidés à soigner. Les échecs sont leur rédemption. Todd y voit la logique des combinaisons, les codes qui ressemblent à son autre passion dévorante, l’informatique. Pour Rafi c’est tout autre chose: "C’est une histoire. C’est un poème. Putain, c’est Gilgamesh ! Une épopée en devenir". La raison et la passion, le chiffre et la lettre, les pions blancs et les pions noirs: Todd et Rafi sont les faces opposées d’une même pièce.

C’est l’histoire de leur amitié intense, qui durera jusqu’à la fin de leurs études universitaires, que Todd raconte à un mystérieux interlocuteur. Todd est devenu, en l’espace de trois décennies, un patron puissant. Sa plateforme Playground a colonisé les esprits de la planète entière et fait de lui l’un des hommes les plus riches du monde. Il est aussi l’un des grands expérimentateurs de l’intelligence artificielle, alors que son propre cerveau est sur le point de s’effondrer – on vient de lui diagnostiquer une démence à corps de Lowy et il sait sa fin proche.

Autour de cette narration centrale, Richard Powers tresse en virtuose plusieurs autres récits.

Tous sont ancrés dans le Pacifique, et Un jeu sans fin offre une passionnante immersion dans cet "océan plus vaste que tous les continents réunis". Immersion scientifique tout d’abord, sur les traces d’une plongeuse canadienne qui a voué sa vie à l’exploration des fonds marins. Les descriptions des abysses qui s’égrènent tout au long du roman sont d’une beauté et d’une sensualité chavirantes. Comme dans L’arbre-monde ou dans Sidérations, Richard Powers sait donner voix au non-humain et arpente dans les profondeurs un espace romanesque époustouflant. Immersion culturelle et sensible aussi, tout en admiration envers ces peuples pour qui "une pirogue est une île et une île une pirogue". Sans boussole et sans écriture, ils se sont disséminés "sur un tiers du globe plus de mille ans avant que les navires occidentaux les plus perfectionnés n’en effectuent la moindre traversée. Ils formaient le groupe culturel le plus dispersé de la planète. Et toute l’anthropologie, toute la génétique, toute la science historique dont disposait la tribu scientifique (...) étaient incapables de dire comment ils avaient accompli ce prodige". Leurs savoirs, leurs histoires, leurs divinités ouvrent des façons nouvelles et inspirantes de regarder le vivant. Immersion politique enfin, puisque l’océan, les îles qui s’y éparpillent et les savoirs ancestraux polynésiens ont été dévastés par le colonialisme et le soi-disant progrès qui l’accompagne. L’île de Makatea, confetti de la Polynésie française où vivent plusieurs personnages du roman, n’a pas fini d’en faire la sinistre expérience.

Un jeu sans fin éblouit par sa construction éminemment sophistiquée et parfaitement limpide. Le roman s’articule à la fois autour de questions éternelles – l’amour et la trahison, la quête de la beauté, notre rapport au sacré – et d’interrogations brûlantes d’aujourd’hui et de demain – les ravages de l’ultralibéralisme, le néocolonialisme, l’IA, l’inéluctable désastre de l’anthropocène. C’est un récit-gigogne à la richesse et à la ferveur inépuisables. S’il se fait souvent plaidoyer, il n’est jamais manichéen et déjoue tous les pièges en relançant sans cesse les dés et en maniant l’ironie avec brio. Richard Powers, au sommet de sa virtuosité, réserve bien des émerveillements et bien des surprises – les dernières pages d’Un jeu sans fin laissent pantois et rappellent, pour notre plus grande joie, que la fiction aura toujours le dernier mot.

 

Actes Sud, traduit de l'anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, 23.80 €btn commande

Disponible en format numérique ici