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terres indomptees groffL'avis d'Anouk:

C'est une fille sans nom, orpheline, domestique puis fugitive, tellement insignifiante que, si sa maîtresse veut la faire venir, elle l'appelle Zed, "car elle était toujours la dernière et la plus petite, celle qui comptait le moins, comme la plus étrange des lettres de l'alphabet".

C'est une fille sans nom et ce manque est aussi sa liberté: depuis Adam, nous savons que donner un nom, c'est proclamer sa domination sur ce qui est désigné. Être sans nom permet à la fille d'échapper aux assignations, à "la roue de la puissance".

Cette fille sans nom, si jeune et sans attaches, nous la suivons pas à pas dans une fuite haletante à travers les terres indomptées de l'Amérique du Nord. Elle a gagné le Nouveau Monde depuis l'Angleterre pour suivre ses maîtres dans leurs rêves d'évangélisation. Dans ce lointain 17e siècle, ils n'ont trouvé que famine, peste et violence.

Alors la fille s'enfuit.

Elle a sous les ongles du sang noirci, celui de l'homme qu'elle a tué avant de s'élancer. Sa rage, son endurance, sa faim de vivre auront raison des poursuivants lancés à ses trousses. La voici bientôt hors d'atteinte, dans un monde qu'elle pense vierge, "ce lieu est tel un parchemin sur lequel on n'a rien écrit, encore". Elle se trompe, bien sûr, quand elle estime que ce Nouveau Monde ne se déploie que dans l'espace et qu'elle pourra y échapper aux couches du temps qui lestent de mythes et de légendes la moindre parcelle de son pays natal. C'est là la faute première des Européens, plus grave encore que le meurtre qu'elle a commis – le péché originel de cette nation déterminée à tout dominer et aveugle à ce qui lui est étranger.

La fille trace son chemin, déterminée, persévérante. Avec elle nous affrontons le froid, la faim, la peur, l'humidité, la fièvre, les animaux sauvages et les hommes, tellement plus dangereux qu'ours et loups. La fille seule dans les bois est un motif littéraire universel: tant de contes, de récits mythiques, de romans l'ont mise en scène. Lauren Groff le fait à sa façon singulière, résolument contemporaine. Son roman est un conte cruel de jadis qui aurait intégré les questions de l'anthropocène et l'héritage féministe.

Quand, au terme du voyage, la fille aura trouvé un lieu où s'ancrer, l'aventure se poursuivra sur un mode nouveau, plus métaphysique. Après les embûches du chemin, c'est le poids des souvenirs et l'abyssale solitude que la fille devra affronter: "survivre seule, ce n'est pas la même chose qu'être vivante". Les voix qu'elle porte en elle sans parfois les comprendre l'accompagnent dans son cheminement. Et la beauté de la nature, l'émerveillement né de sa contemplation, les scintillements du ciel et "les chants des oiseaux comme une émeute dans l'air", tout l'invite à prendre part à l'harmonie du monde. Renaît alors en elle "une vibration profonde dont elle ne savait pas qu'elle s'était désaccordée". La langue fine de Lauren Groff, qui ne craint pas le lyrisme et les accents visionnaires, fait merveille pour capter la grâce et glorifier cette beauté du monde. Elle l'exprime en scènes d'une grande puissance, tel ce moment suspendu où un ours fasciné et concentré contemple les reflets de la lune dans les eaux d'une cascade.

Les terres indomptées capture l'essence des grands romans américains – la violence et la quête de rédemption, les frontières à reculer, l'aventure et l'effroi – pour la redéployer sous un prisme féministe.

Avec ses références bibliques, sa langue incantatoire, son obsession de la survie, Les terres indomptées ne manque pas de faire penser à certains romans de Cormac McCarthy. C'est dire si Lauren Groff a fait sa place parmi les très grands.

 

Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, 23.50 eurosbtn commande

 

 

 

etreintes michaelsL'avis d'Anouk:

C'est un roman où tout est seuil, âme, lumière. Un roman unique, tels ces flocons de neige qui reviennent, insistants, au fil des pages, et tout aussi aérien, fascinant, mystérieux.

Étreintes ne se raconte pas, il s'éprouve, se dépose, suspend le temps. Et pourtant bien des histoires y déroulent leurs fils et tissent des motifs, se répercutant en échos et éclats de lumière. Le troisième roman de la poétesse canadienne Anne Michaels nous arrive dans la vibrante traduction de Dominique Fortier. Et c'est un émerveillement.

Étreintes s'ouvre en 1917 sur un champ de bataille de la Grande Guerre. John, un soldat anglais, gît dans la nuit et la lumière laiteuse de la neige. Ses souvenirs défilent, "la mémoire s'écoulait goutte à goutte". Images de l'enfance, de la campagne anglaise, d'Helena, l'aimée. "C'est l'absence qui prouve ce qui fut jadis présent".

Quelques années plus tard, John a retrouvé le Yorkshire, Helena, sa boutique de photographe. Mais ce que la guerre a laissé en lui fait empreinte sur le cours de sa vie. Rien n'est plus pareil, hors l'amour d'Helena. Dans ces années d'après-guerre, les gens tiennent à se faire photographier. Les portraits sont des "attestations de retrouvailles, arguments pour se convaincre que la vie de famille avait repris son cours, preuves de divers degrés et formes de retour, de survie". John travaille sans relâche mais a beaucoup de mal pour tenir le passé à distance. Puis un matin apparaît un fantôme sur le portrait qu'il développe. Comment faire place à l'invisible, au mystère? Comment les souvenirs des gens aimés s'inscrivent-ils en nous? Le trouble né de ce surgissement ne cessera plus de hanter John. Il va aussi imprégner les destins des siens sur plusieurs décennies.

Car Étreintes est un roman de transmission. Le temps chez Anna Michaels a une telle fluidité qu'elle nous fait traverser un siècle sans que l'on s'en aperçoive, une génération après l'autre, chacune en subtils échos et variations de la précédente. John et Helena, leur amour absolu, leur conversation ininterrompue par-delà l'absence et la mort, se déposent en d'autres couples, d'autres duos – un père et sa fille, deux frères, des amis précieuses.

L'intimité entre ces gens qui s'aiment est la trame d'Étreintes, sa lumière apaisante. Par-delà les guerres, les deuils, les chagrins inconsolables, il ya la beauté de l'amour, les chemins inattendus qu'il fait emprunter, et cette certitude: "Il n'ya qu'un langage pour chaque paire d'âmes. Les autres ont beau écouter, ils ne comprennent pas".

 

Éditions du Sous-Sol, traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier, 23 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

famille ruck schonherrL'avis d'Anouk:

Dans la famille Ruck, je demande la grand-mère. Et voici Inge, ou l'insatisfaction faite femme. Inge n'a pas vu venir ses 84 ans mais il semble qu'elle soit bel et bien entrée dans la vieillesse. Elle a beaucoup de mal à se faire à cette idée. D'autant que personne ne semble se soucier d'elle, quand son âge devrait lui valoir quelques égards, non? Dans sa chambre d'hôpital où elle se remet d'une chute et d'une fracture du col du fémur, Inge rumine. Qu'a-t-elle gagné à consacrer sa vie aux autres – sa mère aigrie, ce mari fainéant, deux fils ingrats, ces voisins auxquels il faut montrer sans cesse combien elle est irréprochable? Qui se soucie d'elle aujourd'hui? Son fils aîné, installé à l'autre bout du monde, ne juge pas utile de renouer les liens. Et le cadet, Carsten, celui qu'elle a toujours secrètement préféré, n'a guère de temps à lui consacrer et refuse tout net de venir s'installer chez elle, dans ce village terne et endormi de l'ancienne Allemagne de l'Est, pour lui éviter l'abomination de la maison de repos. Heureusement Inge conserve ruses et chantages, Carsten n'a qu'à bien se tenir...

Dans la famille Ruck, je demande le fils. Carsten a la cinquantaine et quelques soucis à se faire. Amours décevantes, boulot sur le fil (l'Europe s'apprête à interdire les emballages alimentaires que sa boîte produit), une mère envahissante, une ex pleine d'exigences et une fille adolescente qui ne laisse rien passer au mâle blanc vieillissant qu'il devient: décidément, la vie de Carsten n'est pas un long fleuve tranquille. Lui aspire juste à ce qu'on le laisse en paix, est-ce tant demander?

Dans la famille Ruck, je demande la petite-fille. Lissa a quinze ans et l'intransigeance révoltée qui va avec son âge. À part Yann, le petit ami qui vient de la quitter, personne ne trouve grâce à ses yeux. Et surtout pas ce père à qui elle n'en finit pas de faire des leçons de féminisme et d'écologie. Lissa mène ses luttes à coups de post-it vengeurs apposés sur le pare-choc des SUV, sur les panneaux publicitaires, sur la palissade du voisin de sa grand-mère qu'elle soupçonne d'être un ancien de la Stasi. Berlinoise pure jus, elle adore traverser le plus lentement possible aux passages piétons, pour le plaisir de faire fulminer les automobilistes.

Cet été-là, Inge, Carsten et Lissa vont devoir passer trois semaines ensemble dans la maison de la grand-mère. Une certaine vision de l'enfer... Mais bien entendu la vie réserve des surprises, et Katja Schönherr manie ce sens de l'inattendu avec humour, ironie et même une pointe de tendresse retorse.

Sous ses allures de comédie trépidante (ou de huis-clos oppressant, c'est selon), La famille Ruck parle avec beaucoup de finesse du temps qui passe, de la transmission et de l'amour circulant, coûte que coûte, entre trois générations qui ont bien du mal à l'exprimer.

 

Éditions Zoé, traduit de l'allemand par Barbara Fontaine, 23 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici