Chaque année, les librairies Initiales décernent leur Prix Mémorable. Un prix en dehors des sentiers battus, qui met en avant notre goût de libraires pour les pépites et les projets éditoriaux singuliers. Au fil des années, la collection des Prix Mémorables dessine une jolie cartographie littéraire.
Suivez le guide!
Cette année, le prix couronne un détonnant roman paru au Japon en 1962, Le passe-partout de Masako Togawa. Un roman qui se joue des codes du roman noir avec un sens parfait de la subversion.
La résidence K est une résidence pour femmes célibataires. Chacune entretient derrière la porte de son appartement un jardin secret, Lorsque le passe-partout de la résidence disparaît et que les secrets si bien gardés risquent d'être révélés, cette micro-société se trouve bouleversée. Et plus personne n'est à l'abri...
Le passe-partout, c'est un savant mélange de fausses pistes, de dissimulation, de flash-back, de jalousies. Une intrigue pleine de zones d'ombre, parfaitement dépaysante, qui nous fait découvrir une autrice aux multiples talents. Masako Togawa, née à Tokyo en 1931, a embrassé plusieurs carrières, tour à tour romancière, actrice dans des films noirs, chanteuse de cabaret. Grande figure de la contre-culture japonaise, proche de Mishima, Oshima ou Kawabata, elle a illuminé les nuits de Tokyo avec panache!
Le Prix Mémorable de 2022 est allé à Renata n'importe quoi de Catherine Guérard.
Publié pour la première fois en 1967 chez Gallimard, encensé à l'époque (il fera partie de la sélection du Goncourt cette année-là), le roman tombe ensuite dans l'oubli. Son autrice Catherine Guérard disparaît elle aussi des radars littéraires et part s'installer en Corrèze où elle meurt en 2010, sans avoir plus jamais publié.
Renata n'importe quoi est un livre libre. Libre comme son héroïne, femme de ménage qui décide un matin de plaquer là travail, ennui et aliénation. Nous la suivons dans son errance – trois jours et deux nuits où elle arpente la ville, écoute les oiseaux, fait ses adieux à sa vie d'avant. Libre aussi comme le saisissant parti-pris formel de ce roman écrit d'un souffle, en une seule phrase qui nous emporte dans le tourbillon des pensées de Renata. Libre comme Catherine Guérard, affranchie d'un monde éditorial étriqué, mené à l'époque par des hommes et pour des hommes. Libre enfin comme le message du livre, dont le ton révolutionnaire et radicalement subversif n'a pas pris une ride plus de cinquante ans après sa parution.
Poignante, candide, furieuse, insaisissable: Renata va vous éblouir! - L'avis d'Anouk
En 2021, le Prix Mémorable vient consacrer le génial Tea Rooms de Luisa Carnés, un roman social et féministe paru en Espagne en 1934 et mystérieusement resté inconnu des lecteurs français. Traduit par Michelle Ortuno et publié par la maison d’édition lilloise La Contre Allée, Tea Rooms est une incroyable découverte. Un roman engagé, lucide, poignant, qui épate par sa résonance avec notre époque.
On y suit Matilde, jeune ouvrière en quête d’un emploi dans une Espagne où le travail se fait rare et où les femmes restent sous le joug d’un patriarcat tout-puissant.Matilde finit par trouver une place dans un salon de thé. Un emploi précaire dans un lieu à la fois plein de charmes et de dangers. En discutant avec ses collègues et les clients du tea room, Matilde affûte sa détermination et tente de conquérir son émancipation. Tea rooms est un livre plein de rage, de fougue et de liberté. Une pépite!
Son autrice Luisa Carnés est proche de la "Génération de 27", ces écrivains qui, autour de Federico Garcia Lorca, ont dynamité la littérature espagnole traditionnelle. Journaliste, romancière, engagée dans les luttes sociales puis dans la guerre civile espagnole, exilée au Mexique jusqu’à sa mort en 1964, Luisa Carnés a vu son œuvre censurée par Franco.Invisibilisée parce qu’elle était femme, ouvrière, communiste, féministe, elle mérite – ô combien – de revenir en pleine lumière. - l'avis d'Anouk
En 2020, c'est le roman de Jean Meckert, Nous avons les mains rouges, qui reçoit le Prix Mémorable: une plongée implacable dans la France de l'immédiat après-guerre. Écrit sur le vif, le roman retrace le cheminement de quelques résistants qui ne peuvent se résoudre à poser les armes. Ils refusent que le monde nouveau, qu'ils ont tant espéré et pour lequel ils étaient prêts à sacrifier leurs vies, reproduise les hypocrisies et les inégalités d'hier. Pas question de céder à cette "paix confisquée": l'épuration n'est pas terminée. Mais le recours à la violence peut-il trouver une légitimité en temps de paix ? Les mains rouges ne perdent-elles pas leur aura quasi sacrée ?
Dans une langue tantôt âpre et tantôt gouailleuse, Jean Meckert nous fait partager le quotidien d'hommes et de femmes pris dans une époque troublée. Il donne voix et noblesse à une poignante aventure humaine. Son livre, paru peu avant Les mains sales de Jean-Paul Sartre, est une puissante réflexion sur l'engagement et sa dimension tragique - l'avis d'Anouk
Le Prix Mémorable 2019 récompense Et frappe le père à mort de John Wain, une pépite de la littérature anglaise d'après-guerre. Un roman comme un uppercut, qui démarre pendant la seconde guerre mondiale. Jérémy Coleman, adolescent, orphelin de mère, reçoit l’éducation très stricte de son père, professeur de grec. Le jeune homme, passionné de jazz, ne supportant plus la discipline paternelle, fuit dans un Londres anéanti par les bombardements et jette le déshonneur sur la famille. Dans ce roman choral, chaque chapitre donne voix tour à tour principalement au père, au fils et à la vieille tante dépassée qui s'efforce d'aider son frère. Chacun raconte ses blessures, ses faiblesses, ses rancœurs. Et frappe le père à mort est aussi un vibrant hommage à la musique, la musique qui relève, qui révèle, qui libère et émancipe.
En 2018, le Prix Mémorable est allé à La peau dure de Raymond Guérin, un roman de 1948 republié par les éditions Finitude. La peau dure suit le parcours de trois soeurs écrasées par la violence d'un monde qui n'est pas fait pour elles. C'est un roman social, féministe, pleinement en écho avec les questions d'aujourd'hui. Un plaidoyer âpre et beau qui donne une voix à celles qui n'en avaient pas.
En 2017, le Prix Mémorable est allé au merveilleux Comment j'ai rencontré les poissons de Ota Pavel (éditions Do). Adrien avait tôt repéré ce livre singulier et attachant:
"Savoureuses chroniques d’enfance d’Ota Pavel – nom tchèque adopté par sa famille après la guerre remplaçant le nom juif de Popper – dans la belle Bohème tchécoslovaque, ce livre produit, comme le dit le grand auteur italien Erri de Luca cité en quatrième de couverture, des bulles de joie sous la peau. Tout n’y est pas rose, les temps s’assombrissent, son père juif et ses deux frères seront déportés au camp de concentration de Terezin en reviendront vivants, et consécutivement, le régime communiste ne rendra pas leur existence plus enviable.
Toutefois, la poésie, l’humour, l’originalité de l’écriture de Pavel adoucit ces faits tragiques, nous fait rire et sourire. On y découvre surtout son papa, grandiloquent représentant – détenteur du record international de ventes d’aspirateurs pour Electrolux, il ira jusqu’à en vendre dans un village non relié à l’électricité –, mari fidèle mais fieffé dragueur et surtout pêcheur passionné. A travers les yeux d’enfant de Pavel, c’est la figure tutélaire du père qu’on voit ici, nébuleux géant, ogre bienfaisant, fragile colosse, entrepreneur à l’ambition bancale (après les aspirateurs, il se lancera dans le commerce de tue-mouches révolutionnaires mais foireux pour passer ensuite à l’élevage de porcs puis de lapins). Le fils et romancier ne lui tient pas rigueur de parfois abandonner sa famille pour suivre ses élans hasardeux, tant il représente pour lui la gaieté, le courage et aussi une sorte de bon sens tordu.
On peine à croire que Pavel écrivit ces tendres vignettes interné et touché par une grave dépression. Prenons-les pour une exhortation à la vie et à ses bons moments, des méditations sur la survie, sur le devoir salutaire de mémoire. C’est extrêmement touchant et teinté d’une mélancolie compensée par une jubilation folle et des descriptions de la nature enchanteresses.
Le Prix Mémorable 2016 a été décerné à Mes amis de Emmanuel Bove, réédité par les éditions L'arbre vengeur.
Les Namurois ont la chance d'en avoir entendu la lecture, mémorable elle aussi, par François Morel lors de l'Intime Festival 2015. Et pour ceux qui ne connaissent pas ce grand petit livre, voici ce qu'en écrit Mathieu, libraire chez nos amis de Quai des Brumes à Strasbourg:
Lumière !
Oui, lumière sur un de nos grands oubliés du vingtième siècle: Emmanuel Bove. Ecrivain de l’ombre, préférant la rumeur du pavé à celle des salons, il se fit le chantre des petites gens au destin fragile, des hommes et des femmes sans qualité qui élevèrent leur solitude comme unique étendard.
Lire Bove, c’est assurément ne jamais l’oublier, lire Bove, c’est trouver un ami sur qui poser la tête quand le monde ne tourne pas rond.Lisez Emmanuel Bove, on vous garantit beaucoup de plaisir et d'émotions!
En 2015, nous avons sélectionné La bombe de Frank Harris (traduit de l'anglais par Anne Sylvie Homassel, La Dernière Goutte, 20 €):
On ne connait pas très bien l’Amérique de la fin du XIXème siècle. Quelques images de paquebots pleins et d’immigrés italiens ou irlandais suffisent souvent à remplir nos tableaux. La Bombe retrace les remous politiques qui accompagnaient les conditions de travail désastreuses des ouvriers, en s’arrêtant sur un épisode marquant de la lutte des mouvements ouvriers, la répression policière et la bombe de Haymarket Square.
On y suit les premiers pas sur le continent américain de Rudolph Schnaubelt, et à travers lui les efforts des travailleurs immigrés pour faire valoir leurs droits, dans une Amérique où les natifs, pourtant pas si vieux sur leur sol, sont considérés comme les vrais citoyens.À Chicago, Rudolph se rapproche des cercles socialistes, dans une époque de meetings et de grèves, et rencontre Louis Lingg. Celui-ci, anarchiste convaincu, le subjugue immédiatement et va l’emmener de plus en plus loin dans ses convictions politiques.Le livre, écrit en 1908 par Frank Harris, un journaliste ayant lui-même émigré aux États-Unis, n’avait jusqu’à présent jamais été publié en français.
Il s’agit d’un récit réaliste de première main qui emmène le lecteur dans l’histoire des luttes sociales et politiques à l’origine du premier mai, en transmettant fidèlement et précisément l’ambiance des cercles engagés de l’époque. L'avis d'Edith
En 2014, c'est Scènes de ma vie de Franz Michael Felder (traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Verdier, 22 €):
Scènes de ma vie est le récit autobiographique de la formation d’un jeune vacher à la destinée extraordinaire.
« Je suis venu au monde le treize mai de l’an 1839, entre six et sept heures du matin, à Schoppernau, village le plus reculé des profondeurs du Bregenzerwald. Sous quels signes célestes, dans quel quartier de lune, mon père ne l’a pas noté. Mais en tous cas il devait faire beau, car on pressait nos journaliers de commencer enfin les premiers travaux des champs et d’épandre le fumier dans nos prés. »
Tout est présent dans ce premier paragraphe. Franz Michael Felder naît dans une région et à une époque où il est possible d’avoir à la fois les pieds ancrés dans la terre et la tête dans les étoiles. La nature parle encore aux paysans et dit au père de Franz Michael que son fils ne suivra probablement pas le même chemin que les autres enfants du village. La prophétie se réalise bien vite quand le tout jeune Franz Michaël perd son œil gauche, alors que tous les espoirs (et les économies) de la famille avaient été placés dans le talent d’un médecin, charlatan et alcoolique, qui devait lui soigner l’œil droit… S’ensuit pour Franz Michael, à la fois incroyablement casse-cou et aux pensées extrêmement profondes, une enfance entre normalité et bizarrerie. La lecture forme sa sensibilité tout autant que la compagnie des bêtes. Il pense un temps devenir vétérinaire, mais c’est finalement dans l’écriture qu’il trouvera sa vocation.
« L’homme intègre et de bonne volonté qui écrit au sein du peuple, et pour le peuple, non pour l’argent, celui-là accomplira bien plus de choses qu’un curé », lui apprit le vétérinaire. C’est ce que réussira ce grand homme que fut, malgré sa courte vie, Franz Michael Felder. Il parvient à donner à ces « vies minuscules » toute la dignité qu’elles méritent. Par ailleurs, comme le souligne Peter Handke dans sa préface, il nous « explique notre propre enfance ». En lisant ces histoires du passé, notre présent s’éclaire. La langue de Felder est riche de toutes les strates de ses lectures : parfois sentencieuse comme les almanachs qu’il aimait lire en famille, parfois très formelle, comme les journaux qu’il adore lire et raconter autour de lui. On sent aussi l’influence de ses lectures religieuses. En effet, jusqu’à son adolescence, Franz Michael aura pour prescripteur et bibliothécaire le curé du village. L'avis de Claire Nanty, La Grande Ourse
En 2013, le Prix Mémorable est décerné à un texte anonyme, La scierie (Héros Limite, 16 €)
"J’écris parce que je crois que j’ai quelque chose à dire". C’est ainsi que commence ce récit anonyme et espérons que le message passe auprès de directeurs éditoriaux trop avides d’encombrer les tables des librairies !
Un jeune homme issu de la bourgeoisie française ayant raté le bac en seconde session et attendant le papier de son engagement dans la Marine, désire, pour subvenir à ses besoins et muscler son corps d’adolescent chétif, se faire employer dans un métier manuel. Ce sera les scieries. Deux ans durant, à toute saison, il sera debout à six heures du matin, fera les kilomètres qui le séparent de son lieu de travail à vélo et ne reviendra que le soir déjà bien tombé. Entre son lever et son coucher, un travail à la chaîne cassant, harassant, abrutissant et plus que risqué l’occupera. D’une écriture brute et limpide, il ne s’agit pas ici de rendre compte d’une quelconque expérience anthropologique d’un jeune homme de bonne famille s’immergeant dans le rude quotidien des petites gens, mais bien de rendre compte de ce qu’est le travail et comment il forme et déforme. Travailler toujours plus fort, toujours plus vite, toujours plus lourd, toujours plus près de la lame d’une scie circulaire au bruit assourdissant et hypnotisant jusqu’à l’accident.
Un récit fort et qui résonne bien longtemps après avoir tourné la dernière page - l'avis d'Adrien