Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30
Il y a longtemps que Johanna est partie.
Trente ans se sont écoulés depuis qu’elle a quitté mari, famille, pays natal pour suivre un homme follement aimé et pour devenir l’artiste qu’elle n’aurait pu être sans rompre des amarres trop lourdes. Johanna a fait sa vie aux États-Unis. Elle est désormais une artiste reconnue. Sa peinture, qui questionne la famille et la figure maternelle, est à la fois enracinée dans son histoire intime et profondément universelle.
Pendant ces trente années, Johanna n’est jamais retournée en Norvège. Ses relations avec ses parents et sa sœur se sont lentement étiolées, puis définitivement brisées lorsqu’elle a choisi de ne pas rentrer à la mort du père. Le temps a beau passer, il n’efface pas le poids du chagrin et du déchirement. Aussi, lorsqu’elle est invitée en Norvège pour une rétrospective de son œuvre, Johanna sait qu’elle va aussi tenter de recoller les éclats tranchants de son histoire familiale.
À près de soixante ans, Johanna a encore du mal à se définir autrement que fille ou sœur, « parce que nous sommes des entités mythologiques les unes pour les autres, et parce que nous sommes ennemies, qui n’est pas curieux de son ennemi ». Un soir, elle tente d’appeler sa mère. Celle-ci ne décroche pas. Commence alors une traque épousant de plus en plus les contours de l’obsession: Johanna en planque devant l’immeuble de sa mère; Johanna suivant les dames âgées dans la rue; Johanna espionnant sa mère et sa sœur en visite sur la tombe du père; Johanna traquant le flux des souvenirs imprécis qui remontent depuis l’enfance.
Partant de ce matériau fragile, Johanna invente les vies possibles de cette mère qui l’a bannie. « Que des enfants renient leurs parents est compréhensible, que des parents renient leurs enfants, et de manière si intraitable, est rare ». À tâtons, Johanna s’interroge sur ce qu’il reste en elle de son enfance, sur la manière dont l’art l’aide à « arracher le bandeau de [ses] yeux ». Son monologue s’écrit en chapitres brefs, crus, haletants. Le blanc de la page souligne la solitude insondable de cette femme blessée.
Devant l’atelier qu’elle a installé en forêt le temps de son séjour norvégien, Johanna croise souvent un élan. Bête massive, primitive, qui prend l’habitude de s’installer face à elle et semble voir en elle des choses qu’elle-même a du mal à discerner. Un jour l’élan si paisible est devenu comme fou. Il court à perdre haleine, fracasse sa tête contre les arbres, arrache violemment sa ramure trop lourde: « Cela ressemblait à de l’automutilation et à de l’autodestruction frustrées ou à une protestation contres les conditions de vie sur terre ». Puis les derniers bois tombent et l’élan retrouve son calme, libéré. C’est ce même travail qui attend Johanna: malgré la douleur, s’extraire d’une ramure qui l’enferme depuis trop longtemps.
De cette intrigue ténue – une mère, une fille, la pelote inextricable de leurs relations – Vigdis Hjorth tire un roman fascinant et captivant, douloureux mais aussi empreint d’ironie, voire d'une forme de fantaisie décalée. Mère est-elle morte est une exploration d’une grande perspicacité de l’âme humaine et de ses tourments.
Actes Sud, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, 23.50 euros
Mercè Rodoreda est l’une des grandes voix de la littérature catalane. L’arrivée du franquisme l’a contrainte à l’exil mais elle n’a cessé de raconter dans son œuvre la terre de sa jeunesse et les gens qui l’habitent.
L’éloignement teinte d’une lumière particulière ce Jardin sur la mer, roman subtil de l’amour et de la perte.
Le narrateur est jardinier. Il entretient depuis des années le jardin d’une villa cossue, résidence d’été de riches Barcelonais. La maison vient de changer de propriétaires, c’est un jeune couple désormais qui y passe ses étés en joyeuse compagnie. Mais si les maîtres changent, le jardinier demeure, ancré à cette terre dont il connaît tous les secrets et sait entendre les chuchotements. Au milieu des fleurs dont il prend soin, le jardinier observe. Rien n’échappe à son attention bienveillante, qui fait de lui le confident idéal des uns et des autres.
Puis un été tout bascule. La visite d’un couple âgé, porteur d’un douloureux secret, et l’installation de nouveaux voisins déchirent le voile des habitudes. Les fantômes surgissent et le drame semble inéluctable.
Mercè Rodoreda peint avec finesse ce théâtre où végétal et humain se reflètent et se répondent. Le monologue du jardinier, tout d’ironie et de sensibilité, va droit à l’essentiel. "Regardez le jardin, regardez comme il est. Pour en sentir la force et le parfum, c’est la meilleure heure. Regardez les tilleuls... Vous voyez comme les feuilles tremblent et nous écoutent ? Vous riez... Si un jour vous vous promenez la nuit sous les arbres, vous verrez tout ce qu’il vous racontera, ce jardin..."
Éditions Zulma, traduit du catalan par Edmond Raillard, 21.50 euros
Disponible en format numérique ici
C’est le roman de nos temps inquiets. Il capte avec force l’angoisse qui nous étreint face à la montée des populismes, à la violence qui l’accompagne, au triomphe des "vérités alternatives". Paul Lynch avec Le chant du prophète propose une dystopie tellement proche des réalités de notre époque qu’il suscite un malaise persistant.
Alors que le pouvoir est passé aux mains d’un parti ouvertement fasciste, l’Irlande voit ses libertés s’éroder. Très vite, une police politique se met en place, traquant les moindres dissidences. Hébétés, la plupart des Irlandais font le gros dos et pensent que les choses finiront par s’arranger. Ils se trompent.
La force du Chant du Prophète tient à son focus très resserré. Nous suivons une famille résolument banale, les Stack. Larry, le père, est enseignant et syndicaliste. Son épouse Eilish est chercheuse dans un institut scientifique de pointe. Le couple a quatre enfants – les aînés entrent dans l’adolescence, le petit dernier vient de naître. Rien ne prédispose ces gens au tourbillon qui va s’abattre sur eux.
Le livre s’ouvre sur la visite de deux hommes, un soir, au domicile des Stack. Ils cherchent Larry qui n’est pas encore rentré. La tension de cette scène augurale plonge d’emblée dans l’effroi. Eilish s’inquiète de la pression mise par le gouvernement sur les syndicats alors que se prépare une grande manifestation enseignante. Larry balaie ses craintes, les jugeant excessives. Mais Larry ne reviendra pas de cette fameuse manifestation.
Commence alors pour Eilish et ses enfants une plongée dans l’horreur. L’arbitraire du pouvoir, ses mensonges éhontés, l’absence totale d’information sur le sort de Larry plongent les siens dans une panique de plus en plus irrépressible. La sœur d’Eilish, qui vit au Canada, les supplie de quitter l’Irlande : « l’histoire, dit elle, c'est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir ». Eilish ne peut s’y résoudre tant qu’elle n’a pas de nouvelles de son compagnon. Mais bientôt il sera trop tard...
Le chant du prophète est un roman qui provoque une sensation oppressante de claustrophobie. Nous sommes enfermés dans la tête d’Eilish, dans le cauchemar que devient sa vie, et avançons comme elle en aveugles. Il lui faut sans cesse s’adapter à une situation de plus en plus hostile, prendre des décisions qui engagent ses enfants et son père vieillissant dont elle se sent responsable. Alors que le pays s’enfonce dans la guerre civile, quelles alternatives s’offrent à elle ? Et comment continuer à avancer quand tout ce qu’elle tenait pour sûr – l’amour, la famille, la démocratie – se désagrège devant elle, tel un château de sable balayé par la montée de l’eau ? Eilish, dans ses questionnements, dans les mensonges qu’elle invente pour protéger ses enfants, dans ses hallucinations nées de trop d’insomnies, de trop de privations, est une héroïne bouleversante.
Et si la descente aux enfers à laquelle mène Le chant du Prophète est par moments insoutenable, elle nous invite aussi à ne pas détourner le regard – afin que nous n’ayons pas à nous dire, un jour, qu’il est trop tard.
Éditions Albin Michel, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, 22.90 euros