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Elle s'appelle M., elle a huit ans et grandit dans le Chili des années '80.
Plutôt que s'ennuyer sur les bancs de l'école, M. préfère accompagner son père, représentant de commerce pour les outils Kramp, dans sa tournée des quincailleries. Boulons, marteaux, judas et scies n'ont pas de secrets pour M. Ils sont sa passion et sa cosmogonie: le Grand Menuisier n'a-t-il pas parsemé le ciel de petits clous Kramp tellement brillants qu'ils éclairent nos nuits? D., le père, est un brave homme aux rêves étroits, comme décolorés (il démarre sa carrière au moment-même où Neil Armstrong pose le pied sur la lune). Père et fille profitent de la présence erratique de la mère pour multiplier les tournées et les rencontres avec d'autres "voyageurs de commerce" souvent hauts en couleur. Leur complicité s'affirme, nourrie de mille et une scènes cocasses, soudée par le fabuleux catalogue Kramp. Et puis la présence de la fillette facilite souvent les transactions avec les gérants de quincaillerie; M. comprend vite qu'elle peut négocier sa part de bénéfices.
Pour M., la vie est fiable: que peut-on craindre quand on grandit parmi les meilleurs outils? Son père le répète souvent: "il était improbable qu'une maison construite à 80% de produits Kramp puisse s'effondrer".
Mais l'improbable n'a pas toujours la politesse de se tenir à distance. Il va faire irruption dans la vie de M. lorsqu'un photographe monte dans la voiture de son père. C'est une connaissance de la famille, un ami surgi du passé de la mère. Il traque avec son appareil photo les fantômes de la dictature, ces opposants assassinés sans laisser de traces. L'innocence et la bonhomie de la première partie du livre volent en éclat dans le cauchemar des années Pinochet. Aucun outil ne peut réparer l'absence et le vide, aucun boulon ne peut faire tenir ensemble les pièces disloquées du puzzle. Pour M., la prise de conscience est brutale et signe la fin de l'enfance.
"Kramp" est un roman d'initiation qui réussit à faire tenir ensemble l'exquise saveur de l'enfance et la conscience poignante de la violence du monde. L'écriture de Maria José Ferrada ressemble à son héroïne: maline, frondeuse, déterminée. Le livre est bref et intense, de ceux que l'on n'oublie pas.
Quidam Éditeur, traduit de l'espagnol (Chili) par Marianne Millon, 16 €
Disponible en format numérique ici
L'avis d'Anouk:
C’est un livre qui ne ressemble à nul autre, palimpseste d’un texte vieux de soixante ans subtilement réinterprété à la lumière de notre aujourd’hui. Contro-corrente est tout à la fois un livre de photographe et un long poème, une exploration intime et un récit de voyage en Italie, une réflexion sur l’image et un hommage à un artiste qui, par-delà les décennies, reste une balise incontournable – Pier Paolo Pasolini.
La longue route de sable raconte le voyage que Pier Paolo Pasolini entreprend l’été 1959 : rejoindre Trieste au départ de Vintimille, en longeant le tracé des côtes italiennes. Entre une extrémité et l’autre, Pasolini regarde son pays, ses paysages, les hommes qui les habitent. Il dit l’industrialisation à marche forcée et comment la nature lui résiste. Il déploie, comme toujours, une clairvoyance proprement sidérante et chacune de ses pages est traversée de fulgurances poétiques.
Ce voyage devenu mythique a déjà été revisité par le photographe Philippe Séclier dans un livre magnifique, qui est aussi la première édition en français du texte intégral de Pasolini (Éditions Xavier Barral, 2005). Le projet qui anime la photographie Chantal Vey est d’une autre nature, plus intime et plus inquiète. Chantal Vey met elle aussi ses pas dans ceux de Pasolini mais elle le fait à rebours, partant de Trieste pour suivre la route à contre-courant. Le dispositif qu’elle met en place s’articule autour de trois voyages qui ont tous pour terme cette plage d’Ostie où le poète est assassiné en 1975. Les images de chaque voyage sont bordées de mots : une rencontre avec un témoin de l’aventure pasolinienne pour ouvrir le chapitre, et des extraits du journal de voyage de Chantal Vey.
On se plonge rarement un livre dont la maquette est aussi soignée et singulière. Les photos jouent sur des échelles différentes, modulant notre regard. Les images en pleines pages alternent avec des diptyques, des triptyques, des jeux de superposition. On ne trouve guère trace de présence humaine dans les photos de Chantal Vey : le temps est suspendu, les formes s’inscrivent dans une solennité silencieuse et presque mystérieuse. L’artiste joue aussi avec la transparence, qui transforme certaines images, imprimées sur un papier au grammage plus fin, en empreintes évanescentes. Et puis il y a ces découpes qui créent autour des mots de Pasolini comme un abri, une cachette de papier.
Contro-corrente est un livre à l’affut des émotions, des éblouissements, de la beauté qui demeure. Les photographies de Chantal Vey sont de la famille de ces images-lucioles dans lesquelles Georges Didi-Huberman voit des espaces de résistance à la course folle de notre époque.
Éditions Loco, 29 €
Oiseaux de passage est l'exploration, avec un regard affûté et un humour corrosif, de l’intimité d’un homme stoïque, à la mauvaise foi crasse, en parfait décalage avec son époque.
Toni, quinquagénaire madrilène, professeur de philosophie, divorcé et boomer assumé, décide de mettre fin à ses jours un an plus tard – non pas sous le coup d’une quelconque dépression, mais par lassitude existentielle. Nous lisons donc le journal de sa dernière année sur terre, dans lequel il consigne, sans fil et sans filtre, le récit quotidien de son existence, présente et passée. Le roman, à la structure complexe, se déploie comme un grand patchwork confectionné à partir de ses fantasmes débridés, de ses petites misères, de ses mini victoires et de ses gros regrets.
A priori, on lit donc l’autoportrait d’un parfait cynique, auquel on s’attache pourtant sincèrement. Jamais l’humour ne quitte le personnage et sa vision du monde est décalée, intelligente – quoique discutable – et pleine de répartie. Du reste, l’amitié, l’amour, la liberté traversent chaque mot de ce qui demeure en définitive une incontestable ode à la vie.
Un roman dense, structuré, charpenté, complexe, parfois un peu cérébral et en même temps tellement envoûtant.
Actes Sud, traduit de l'espagnol par Claude Bleton, 26 euros
Disponible en format numérique ici