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016bisL'avis d'Adrien :

Durant l’étouffant été 1984, Autopsy Bliss (autrement dit Autopsie Félicité, tout un programme !), le procureur de Breathed (en version française, Respiré), petite ville de l’Ohio, fait paraître dans le canard local une invitation au diable à se présenter à lui. Car c’est bien là le travail d’un procureur de juger sur pièce ce qui est bien et ce qui est mal. Peu après cette annonce, la bourgade voit débouler Sal, un jeune garçon noir, de loques vêtu, crasseux et fatigué, prétendant être le Malin.
La gentillesse et la franchise de ce bon petit diable font qu’il s’intègre bien vite dans la famille Bliss qui l’adopte aussitôt. La petite communauté de Breathed ne va pas l’entendre de cette oreille, va jouer de putride xénophobie et lancer l’engrenage du désastre. De petites perturbations en grands renversements, c’est toute la famille Bliss et en fin de compte toute la ville qui vont s’embraser, pointer du doigt l’ange déchu et être plongées dans une tragédie prophétique.


Après le mémorablissime Betty, on retrouve avec plaisir la force et la délicatesse de l’écriture de Tiffany McDaniel, à chaque page ses tournures de phrases aériennes et poétiques, à chaque chapitre un conte éclairant, tout au long du livre un narrateur marquant, Fielding, le plus jeune fils d’Autopsy, vivant là dans son enfance un moment clé de sa vie.
Moins sombre, quoique, et peut-être un poil moins remuant que Betty, on s’aperçoit vite qu’on fait face à une grande romancière. Elle épouse l’intime et charrie l’histoire d’un pays de contrastes forts, né de l’exil et de la violence. Qu’il s’agisse de moments plus légers, voire carrément drôles ou d’épisodes sordides, c’est une réelle soif de lire qui nous saisit, comme le font les romans de John Irving ou plus proche de nous et moins connu mais à (re)découvrir de ce pas, Brady Udall. En deux romans généreux, à la fois exigeants et accessibles, Tiffany McDaniel marque de la plus belle des empreintes la littérature américaine.btn commande
Que sa sortie ait eu lieu « l’été où tout a fondu » n’est probablement pas un hasard, prophétique on vous dit !

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe, 25.60 €

crossroads franzenL'avis d'Anouk:

New Prospect est une ville prospère de la banlieue de Chicago. En cette veille de Noël 1971 pourtant, il semble que le monde solide et bien étayé dans lequel évoluent les habitants de New Prospect commence à vaciller. La guerre du Vietnam, la libération sexuelle, les drogues et le rock sont autant de coups portés à l’édifice d’une Amérique sûre d’elle, nantie, immuable.

Prenez la famille Hildebrandt. Le père, Russ, est pasteur dans une église progressiste. Il défend une religion ancrée dans le social et est fier des passerelles qu’il tend entre ses paroissiens respectables et les habitants de quartiers noirs de Chicago. Il est aussi l’initiateur d’un programme d’aide aux Indiens Navajos auquel il sensibilise les jeunes de sa paroisse au cours d’un voyage annuel. Et pourtant: derrière la façade, rien ne va plus pour Russ Hildebrandt. Son couple est moribond, son autorité ébranlée par un pasteur plus jeune et plus charismatique, ses propres enfants s’écartent ostensiblement de lui. Le doute ronge sa foi, et son attirance malsaine pour une très jeune paroissienne, puis pour une mère de famille séduisante, n’en finit pas de le torturer.

L’étiolement de la vie de Russ est le pivot autour duquel Jonathan Franzen articule Crossroads, un sixième roman étourdissant de maestria et de puissance romanesque. Dans une construction à la fois limpide et sophistiquée, parfaitement « franzenienne », Crossroads fait tenir ensemble l’infiniment petit (le couple Hildebrandt et ses quatre enfants, scrutés dans les moindres frémissements de leurs pensées et de leurs actes) et l’infiniment grand (un pays qui bascule, traversé par des courants antagonistes et pris dans le tourbillon de la grande histoire).

La famille et ses drames sont le poste d’observation privilégié par Franzen pour parler de la politique, de la (contre-)culture, du difficile métier d’homme. Comme les Lambert dans Les corrections, les Hildebrandt peinent à vivre ensemble. L’incompréhension guette, le choc entre les générations est virulent et il faut sans cesse rééquilibrer les flux qui circulent entre ces personnes pourtant censées s’aimer et prendre soin les unes des autres. Jonathan Franzen est un portraitiste hors-pair, maniant ensemble ironie mordante et empathie. Il sonde avec acuité la psyché de personnages complexes, torturés, perdus. De ce magma d’émotions mal contrôlées, d’intentions dévoyées, de douleurs lancinantes, il tisse une fresque généreuse, aussi souvent drôle que poignante, marquée par une énergie qui ne faiblit pas au long des 700 pages du livre.

En marchant dans les pas de la famille Hildebrandt, c’est aussi la chronique d’une époque que l’on parcourt. Une époque pas si lointaine et pourtant tellement révolue. Le roman met au jour ce qui « avait brisé le monde autrefois continu en fragments tranchants ». Les gouffres au-dessus desquels on avançait en 1971 ne sont pas moins périlleux que ceux de notre époque.

Et l’on se réjouit que Crossroads ne soit que la première pierre d’une œuvre plus vaste – deux autres romans devraient suivre. On ne doute pas qu’ils seront aussi captivants et épatants que celui-ci.

 

 

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, L'Olivier, 26 €btn commande

Disponible en format numérique ici

ecole de topeka lernerL'avis d'Anouk:

Un enfant de dix ans subit une violente commotion. À l’hôpital, alors qu’il émerge petit à petit d’une amnésie, un vieil ami de ses parents vient lui rendre visite et lui fait don d’une petite boîte en bois. Elle a l’air quelconque, à peine plus grande qu’une boîte d’allumettes, et l’enfant est presque déçu – jusqu’à ce qu’on lui montre le double-fond de cette boîte, et les trésors que l’on peut y cacher. « Une boîte avec un inconscient », plaisante la mère de l’enfant.

Ce souvenir d’enfance, niché au cœur de L’école de Topeka, fonctionne comme une parfaite mise en abîme pour le livre tout entier: Ben Lerner offre à ses lecteurs un roman avec double(s)-fond(s), un roman avec un inconscient. Car en apparence L’école de Topeka pourrait n’être qu’un great american novel de plus, brillant, virtuose, racontant à partir de quelques personnages formidablement réussis les ambitions, les tourments et les failles de l’Amérique d’aujourd’hui. L’école de Topeka est assurément tout cela et porte le genre à son incandescence, mais il y a dans les pages de ce livre une porte secrète qui révèle une densité d’émotion, de poésie, d’imagination, de générosité que l’on croise rarement.

Comme les précédents romans de Ben Lerner, L’école de Topeka joue avec de nombreux éléments autobiographiques. Adam Gordon, comme Ben Lerner, est né à Topeka au sein d’une petite communauté de psys venus des côtes Est et Ouest pour inventer une autre façon de guérir les âmes. Ils vivent dans un îlot de progressisme et d’utopie perdu au cœur d’un État profondément conservateur, mais dans les années ’90, alors qu’Adam termine ses études secondaires, la cohabitation est paisible. Certes, sa mère Jane, essayiste à succès dont les livres mettent à mal la masculinité dominante, se fait régulièrement prendre à partie. Mais la famille Gordon, unie, heureuse, maniant l’ironie et l’auto-dérision, vit cela avec détachement.

Petit à petit, le vernis de perfection se craquèle. L’abondance et le matérialisme nord-américain n’ont plus rien de réconfortant et font naître l’étrangeté (la première scène du roman est à ce titre d’une force incroyable). Les mots ne veulent plus dire exactement la même chose, et les récits ne s’emboîtent plus de façon cohérente. Il ne faut pas compter sur les adultes – ils n’existent pas, « vos parents n’étaient que deux corps de plus, faisant l’expérience du paysage et du temps, essayant de créer du sens en faisant vivre des colonnes d’air ».

De cette étrangeté de plus en plus inquiétante émerge un nouveau pays, celui de la vérité alternative, celui qui élira Trump. Ben Lerner raconte la bascule avec une finesse et une intelligence sidérantes, tissant l’intime et le collectif, se jouant avec fascination de tous les registres du langage. Le réel est une sacrée fiction, et il n’y a sans doute pas meilleur outil que le roman pour le mettre en forme.

Un petit mot encore pour souligner la beauté de la traduction de Jakuta Alikavazovic. Il fallait une romancière de son talent, si au fait de l’opacité au cœur de nos vies, pour déplier toute la singularité de L’école de Topeka.

 

Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 24.90 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici