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Quel bonheur, cinq ans après Un monde flamboyant, de retrouver Siri Hustvedt dans la forme romanesque, après la parution de plusieurs passionnants recueils d'essais. Souvenirs de l'avenir est un millefeuilles d'expériences, de souvenirs, de réflexions. Siri Hustvedt s'y montre comme toujours éblouissante de virtuosité. Autour de références intellectuelles et artistiques nombreuses, qui l'ont construite et constituent la colonne vertébrale de chacun de ses livres, elle tisse un roman incroyablement incarné et poignant. Un roman de soeurs.
Souvenirs de l'avenir entremêle plusieurs narrations. En vidant la maison de sa mère, une romancière d'âge mûr ("l'écrivain âgée") retrouve les carnets qu'elle a tenus en 1978, lorsque toute jeune étudiante elle débarque à New York de son Minnesota natal, bien décidée à y écrire son premier roman. Souvenirs de l'avenir raconte donc une année dans la vie de la jeune S. H., vue tout à la fois avec un regard de jeune femme (les carnets), avec le recul de l'âge (la narration principale), et dans une ébouriffante transposition romanesque (les ébauches de ce roman de détectives qui ne paraîtra jamais mais dont nous lisons les extraits en train de s'écrire).
À New York, S. H. s'enivre de la ville, de sa vie nocturne joyeuse et dangereuse, de lectures aussi: "Et quand j'en avais assez de la ville, je montais quatre à quatre entre les deux lions de pierre, passais les portes de la New York Public Library et marchais vivement jusqu'à la superbe salle de lecture (...), je demandais un livre et, sous la lumière silencieuse venue des hautes fenêtres se déverser sur moi, je lisais pendant des heures et il me semblait que j'étais devenue une créature purement potentielle, un corps transformé en un espace enchanté infiniment expansible".
S.H. est aussi de plus en plus happée par la vie de sa voisine, dont les longs monologues se déversent à travers les cloisons trop minces d'un immeuble vétuste. Il y est question de mort et de vengeance, et ces logorrhées fascinent la romancière en devenir qui s'efforce de les transcrire et d'en deviner les sens possibles. Lucy, cette voisine qu'elle finira par rencontrer, va l'initier au monde des sorcières et va affûter son regard sur la violence du système patriarcal. Cette violence faite aux femmes, S.H. en prend conscience intellectuellement: elle se passionne pour l'oeuvre de Elsa von Freytag-Loringhoven, et notamment pour le fameux urinoir dont Marcel Duchamp s'octroie la paternité, excluant du même coup les femmes de la naissance de l'art contemporain. Mais elle l'éprouve aussi dans son propre corps: le souvenir du viol qu'elle subit cette année-là n'a rien perdu de son caractère nuisible et traumatisant malgré la distance de quatre décennies.
Souvenirs de l'avenir apparaît ainsi comme le plus farouchement féministe des romans de Siri Hustvedt. C'est chez les femmes (les poétesses qu'elle lit avec passion, les artistes qui l'inspirent) et avec les femmes (tant et tant d'amies qui croisent la route de l'apprentie romancière) que S.H. trace son chemin dans la vie. Le féminisme est pour elle une façon d'appréhender le monde, de convoquer le passé (les souvenirs ne sont "pas des histoires, non, mais des fragments sensuels"), d'être perpétuellement "en devenir" — et l'on se dit que, depuis l'iconoclaste Un été sans les hommes, l'un des fils rouges entre tous les romans de Siri Hustvedt pourrait être sa réflexion sur les âges de la vie des femmes.
Malin, enthousiaste, souvent drôle, infiniment inspirant: tel apparaît donc ce livre qui en contient tant d'autres. Souvenirs de l'avenir est une ôde vibrante à la sororité, à l'ambiguïté, au travail du temps, à l'infinie puissance de l'imaginaire. Siri Hustvedt compte assurément parmi les plus grandes romancières d'aujourd'hui.
Actes Sud, traduit de l'américain par Christine Le Boeuf, 22.80 € - disponible chez Babel, 10,50 €
Une journée de vacances dans un coin d’Écosse perdu entre loch et montagne. Dans des cottages en bois plus tout à fait neufs, occupés par des familles aimant la randonnée et les vacances au grand air, le climat est tendu. C’est qu’il pleut sans arrêt depuis des jours. Une pluie inhabituelle, même en Écosse, qui rend presqu’impossible de mettre le nez et compromet la réussite de ce temps sacré des vacances…
Alors on s’observe, d’une fenêtre à l’autre les rideaux se soulèvent et l’on se demande si les locataires d’à côté sont plus heureux, si leurs vacances sont plus réussies. Sarah Moss s'immisce avec talent dans la tête de ses personnages et déroule le fil de leurs pensées – souvent noires. Les couples vacillent, les familles sont bancales, les vies pas si épanouies. Une mère de deux tout-petits accepte avec reconnaissance la proposition de son compagnon de sortir une heure avec les enfants, mais de cette solitude si désirée elle ne sait finalement que faire. Un couple âgé promène son ennui, deux jeunes amoureux ne le sont peut-être pas tant que cela, un ado préfère faire du kayak sous le déluge plutôt que passer un moment de plus dans le chalet familial où les rancœurs macèrent.
Tant de vies saisies là, au plus près de leur intimité, dans un confinement forcé par la météo et qui révèle la solitude, les échecs, les failles de chacun. Au fil des heures qui s’écoulent, la tension monte, exacerbée encore par la présence d’un étrange rôdeur et d’une famille qui ne cadre guère avec les autres vacanciers, tous membres relativement privilégiés de la middle class. Les Shevchenko font la fête toute la nuit, laissent leurs enfants errer sous la pluie, boivent et crient. Sarah Moss fait sentir avec justesse le mépris, voire le racisme, que suscite leur présence auprès des autres estivants. Jusqu’au drame final.
Sociologique et politique, le roman de Sarah Moss se déploie en outre dans une autre dimension, celle du temps long, de la sédimentation d’un paysage, de la violence des éléments naturels. La pluie n’est pas seulement un phénomène météorologique, c’est une force agissante qui replace la comédie humaine à sa modeste place. « Nous écrivons à la surface, mais la surface bouge »: Sarah Moss nous le fait percevoir avec une intelligence narrative rare.
Actes Sud, traduit de l'anglais par Laure Manceau, 22 euros
Disponible en format numérique ici
Si vous cherchez le livre qui va vous mettre le sourire aux lèvres de la première à la dernière page, vous surprendre et vous émouvoir, embarquez pour Le pays des phrases courtes: c'est un concentré de joie et de malice.
Bienvenue à Velling, minuscule village du Jutland où s'installent la narratrice, son chéri et leur bébé. Dans ce bout du monde où les mots sont comptés ("Je me demande comment j'apprendrai jamais à connaître quelqu'un ici, alors que les conversations s'arrêtent avant même d'avoir commencé") et les chances de distraction proches du néant, la jeune citadine est désœuvrée. Son mari est engagé dans l'école locale – ce qui nous vaut un portrait désopilant des pédagogies alternatives "à la danoise"– mais elle peine à trouver une place, mêle la plus insignifiante: elle serait déjà heureuse si on la regardait comme "un sous-verre Ikea". Aussi ses journées filent entre les leçons d'auto-école (elle a usé tous les moniteurs du cru), la vie avec un bébé sans prénom (elle n'arrive pas à se décider), les tentatives de trouver des amis et la rubrique qu'elle tient dans le journal local et où elle dispense des conseils plus loufoques les uns que les autres.
Tout cela, tissé serré par la plume vitaminée de Stine Pilgaard, donne un roman qui ne ressemble à nul autre, joyeusement barré et subversif, d'une incroyable drôlerie. Un portrait de femme à la dérive, désemparée par la maternité, et qui cherche à se libérer d'une vertigineuse solitude. "Pièce rapportée" dans la communauté scolaire où son compagnon semble tellement à l'aise, elle "souffre en permanence d'être entourée de gens trop heureux. Mon pessimisme est instinctif, il s'agit de maintenir un certain équilibre dans le cosmos". Construit à partir de bribes de quotidien, dans une succession de chapitres qui se suivent à toute allure, Le pays des phrases courtes est un livre qu'on ne peut pas lâcher. C'est que s'y joue la plus rocambolesque, la plus risquée, la plus palpitante des aventures: être soi parmi les autres.
Facétieux, bourré d'humour et d'une inventivité sans limite: Le pays des phrases courtes est la lecture la plus ébouriffante de cet été!
Le Bruit du Monde, traduit du danois par Catherine Renaud, 21 €
Disponible en format numérique ici