Depuis D’acier, on sait que Silvia Avallone raconte l’adolescence comme personne – avec la nervosité, le tranchant et le trouble qui disent au plus près cet âge d’entre-deux.
Cœur noir poursuit ce chemin. Son héroïne, Emilia Innocenti, est assurément l’un des plus brûlants personnages croisés chez la romancière.
Quand le roman s’ouvre, Emilia a la trentaine et s’installe dans la maison d’une grand-tante décédée. La maison est depuis longtemps à l’abandon, comme le hameau de montagne auquel elle s’accroche, déserté par des décennies d’exode rural. La solitude convient à Emilia. À Sassaia, ce bout du monde auquel on n’accède qu’à pied au terme d’une montée éprouvante, elle vient chercher un lieu où se tenir à l’abri du passé. "Est-il besoin de dire que si quelqu’un décide de vivre dans un village vidé de ses habitants, c’est qu’il veut laisser derrière lui cette saison de la vie où il se passe des choses. Une saison où les événements vous bouleversent, vous déroutent, vous changent".
Mais la vie réserve des surprises et déjoue les prévisions. À Sassaia, Emilia rencontre Bruno. Il est l’instituteur du village voisin, et lui aussi une âme solitaire. Ses études brillantes auraient pu le mener loin mais il a choisi de revenir sur ces terres oubliées de la modernité, d'enseigner aux enfants, de vivre là avec ses propres fantômes. Emilia et Bruno se ressemblent: "On est des clairs-obscurs. Des trous pleins d’obscurité d’où sortent, parfois, de fortuites déchirures de lumière". L’amour qui naît entre eux, fulgurant et douloureux, est le cœur de ce roman de rédemption. Silvia Avallone peint leur histoire avec une grande intelligence narrative et déploie une cartographie sensible de la passion et du sentiment.
Cœur noir est aussi une passionnante réflexion sur le mal, la faute et le pardon. On ne dira rien des secrets qui rongent Emilia et Bruno, tant leur dévoilement s’avance pas à pas dans le récit et tient en haleine jusqu’à son terme. On peut avancer néanmoins qu’Emilia comme Bruno ont trouvé dans l’art des voies pour panser leurs blessures. Pour lui, la lecture est un compagnonnage essentiel, et les poèmes de Mandelstam comme une fondation sur laquelle tenter de rebâtir ce qui est perdu. Narrateur de Coeur noir, il tâtonne vers la vérité, la sienne et celle d'Emilia. Pour elle, diplômée des Beaux Arts, c'est le dessin qui permet d'approcher les zones en elle que les mots n'atteignent plus depuis longtemps. Elle se laisse guider par des maîtres anciens, l'anonyme dont elle restaure la fresque du Jugement dernier dans l'église d'un village perdu, ou Le Caravage, peintre et assassin, dont les noirs transpercés de lumière l'affolent parce qu'elle y reconnait sa propre part maudite.
Silvia Avallone démêle et retisse avec maestria tous ces fils. Elle a le sens du romanesque, de la tension, des contrastes: "aucun de nous ne contient une seule personne". Elle y ajoute l'énergie rageuse d'un roman social qui ne craint pas de souligner les lignes de front et la violence des dominations. Sa langue est joueuse, elle capture au plus juste dans ses filets les registres, les intonations, les expressions de chacun·e de ses personnages, qui sont nombreux et tous épatants de vérité. La lecture de Coeur noir est ébouriffante, elle affute sens et pensées, rassemble les énergies. Résilients, résistants, obstinés, Emilia et Bruno tirent de leurs adolescences saccagées ce secret universel: "tant que tu es vivant, tu dois".
Liana Levi, traduit de l'italien par Lise Chapuis, 23 euros
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