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« C’est toi qui m’as dit que la source ne précédait pas l’embouchure, mais qu’elles existaient ensemble et que ça n’avait pas de sens de donner un début et d’assigner une fin. Remonter le cours, c’est encore le descendre. On ne recommence rien, on continue, on fait avec et on essaye de faire mieux ».
L'avis d'Anouk:
« Remonter, retrouver, réparer, recoudre »: quatre mots pour dire la tâche qui nous revient, à nous les passagers du 21e siècle. Quatre mots qui sont au cœur de Mémoires sauvées de l’eau et que Nina Léger déploie avec finesse, intelligence et inspiration.
Le roman s’ouvre dans la fièvre, cette fièvre de l’or qui souffle sur la Californie depuis ce matin de 1848 où un charpentier trouve de l’or dans l’American River. L’Ouest n’est alors qu’un horizon lointain pour la jeune nation américaine ; en l’espace de quelques années il va devenir le lieu de l’incarnation la plus avide et obscène de l’American dream. Pour l’or, on va saccager une terre, détourner ses fleuves, creuser profond, faire exploser les montagnes. Pour l’or, on va exterminer les peuples natifs, ces nations jugées indignes de la richesse de leur sol. « Ce qu’on prend, ceux qu’on tue »: tuer la terre et tuer les hommes sont bien sûr les deux faces d’une même pièce, d’un même élan d’appropriation.
Mémoires sauvées de l’eau entrelace cette épopée de la dévastation à l’héritage qu’on en porte aujourd’hui. Aux chapitres racontant le temps des pionniers répondent des lettres, des messages audio, des bribes de dialogues, éclats vacillants d’une jeune femme d’aujourd’hui. Thea est hydro-géologue. Elle s’est installée à Oroville, point de départ de la ruée vers l’or, pour des raisons impérieuses qu’elle a pourtant du mal à élucider. La maison qu’elle partage en lisière de forêt avec deux amies brûle dans les mégafeux de 2020. Thea comprend obscurément qu’il lui faut payer le prix des prédations du passé: « Il faut qu’on apprenne à perdre nos maisons et les lieux qu’on aime. C’est notre tour. Ça va pas être facile. On nous a appris à prendre. On nous a dit que tout était possible, mais la perte et le renoncement, on ne nous a pas dit comment les accepter ». L’innocence n’est plus de mise, ni la bonne conscience.
En remontant le fil de la rivière et celui de la mémoire, Nina Léger propose une contre-histoire de la mythologie de l’Ouest. Une histoire qui s’écrit du côté des femmes et des enfants, qui fait remonter tels des filaments d’or la beauté tragique d’un territoire et des peuples qui en ont pris soin des siècles durant avant le saccage par l’homme blanc.
Mémoires sauvées de l’eau est un roman de la perte et des survivances. Il invite à questionner, à composer, à faire quelque chose du trouble qui nous habite face à l’état du monde.
Éditions Gallimard, 21.50 euros
Disponible en format numérique ici
Je me souviens de la grande impression que son roman Jusqu’à la bête, paru à l’Asphalte en 2017, m’avait laissée – c’était un texte engagé et intense qui nous immergeait dans les litres de sang jonchant le sol d’un abattoir de la banlieue d’Angers. Timothée Demeillers sait manier la plume, cela ne fait aucun doute ! Il nous le montre à nouveau avec Le tumulte et l’oubli, paru récemment chez le même éditeur.
Ici, c’est un tout autre registre que l’écrivain explore, et non des moins périlleux : celui du roman choral historique.
1938. La région des Sudètes, zone à majorité germanophone de Bohème, est conquise par le Troisième Reich. Ainsi, la ville de Jedlov devient Tannberg, et les Allemands y imposent leur écrasante supériorité à une population bigarrée propre aux régions tampons. Une Allemande, un Tchèque, des Tsiganes… À partir de cette date, plusieurs personnages s’y côtoyant verront leur destin et celui de leurs descendants prendre diverses tournures, au gré de leurs origines et des soubresauts de l’intraitable histoire du vingtième siècle. L’oppression allemande, les rafles nazies, les camps de concentration et d’extermination, le retour de manivelle vengeur à la victoire des Alliés, la reconstruction, le régime communiste et ses utopies pulvérisées, les privations, la surveillance de la dictature, la révolution de Velours, la séparation de la Tchécoslovaquie, l’ouverture des marchés, l’Union européenne… À travers l'itinéraire d’attachants personnages qui prennent véritablement vie au fil des nombreuses pages du roman, c’est tout un pan de l’histoire contemporaine de cette région d’Europe centrale que nous parcourons. Cette fresque, tissée avec une précise maîtrise, est puissante et nuancée à la fois, c’est tout un monde qui s’y déploie et rend la lecture absolument passionnante.
Il me semble que Timothée Demeillers évite les écueils, parvient à attiser la fascination, alors même qu’il invite son lecteur à adopter la juste posture de distanciation par rapport aux personnages, et qu’il montre la diversité des codes qui sont les leurs. Le tumulte et l’oubli est un roman très réussi, que j’ai englouti !
Alors c’est bien: ce sont les dernières paroles de Bernard Mélois, le père de Clémentine. Elles disent à merveille l’homme qu’il était, accueillant la vie et la mort avec la sérénité du sage et la douce fantaisie d’un artiste inclassable. Alors c’est bien : et des derniers moments de ce père tant aimé Clémentine Mélois fait le récit lumineux, tout à la fois pudique et sans tabou, habité en parts égales par le chagrin et par une joie profonde.
Alors c’est bien surgit alors que Clémentine Mélois a encore sur les mains des traces de la peinture bleue dont elle a recouvert le cercueil de son père. Chez les Mélois, la tradition familiale veut que l’on s’occupe des sépultures des siens, et Clémentine, sa mère et ses sœurs ont décidé d’offrir à leur grand homme « un enterrement de pharaon ». Une manière d’accompagner le souvenir de celui qui se définissait comme un « bricoleur de l’inutile », et dont les sculptures décalées, nées d’un bric-à-brac d’objets amoureusement collectionnés, reflètent la créativité débridée. Aussi ce récit de deuil est-il avant tout une célébration de la vie, de la beauté, des pouvoirs consolants de l’imagination : « les choses ne sont pas ce qu'elles sont, elles sont ce que l'on veut qu'elles soient ».
Artiste plasticienne, écrivaine, Clémentine Mélois a hérité de son père un sacré talent de touche-à-tout. Membre de l’Oulipo, elle est tout autant capable de nous faire éclater de rire par son sens inouï du détournement (l’hilarant Cent titres ou le roman-photo Les six fonctions du langage) ou de nous donner à penser dans son passionnant essai sur la lecture, Dehors la tempête. Avec son complice Rudy Spiessert, elle est aussi l’autrice de nombreux livres pour les enfants parus à l’École des Loisirs: la formidable série Les Chiens pirates, les aventures désopilantes de La compagnie des griffes ou encore les romans Après minuit ou Bertille.
Gallimard, L'Arbalète, 19.50 euros
Disponible en format numérique ici