Hélène Gaudy est la romancière des paysages mouvants. Elle en capte comme personne les lumières changeantes, les métamorphoses et le trouble qu’elles éveillent. Chacun de ses livres pourrait porter le titre du dernier, Archipels : un mot qui invite au dialogue, au mouvement, au multiple. S’il s’inscrit en archipel avec ses précédents romans, ce nouveau livre ouvre aussi de nouveaux horizons, fragiles, intimes, passionnants.
"Il y aurait là-bas, à l’autre bout du monde, une île". Archipels naît de ces mots de Georges Perec, et aussi du hasard d’une flânerie sur le net qui fait découvrir à Hélène Gaudy l’existence de l’Isle de Jean-Charles. Petit morceau de terre des confins de la Louisiane, l’île est en train de disparaître, submergée par la montée des eaux. Bientôt il n’en restera rien, et rien non plus de la communauté qui y vivait, derniers Amérindiens francophones dont les légendes, les racines, les gestes seront mêmement engloutis. Le père d’Hélène Gaudy s’appelle Jean-Charles lui aussi. En s’intéressant à l’île, la fille sait qu’elle part en quête de son père, cet homme qui dit ne pas avoir de souvenir d’enfance et dont elle est si proche tout en le connaissant si peu.
Une vie, comme un paysage: mouvante, étonnante, impossible à embrasser d’un seul regard.
Une vie, comme un paysage: on apprend patiemment à en déchiffrer les strates, les lignes de fuite, la mémoire.
Comme pour marquer son accord au projet qu’a sa fille d’approcher son histoire, le père d’Hélène Gaudy lui donne les clés de son atelier. Artiste plasticien, il y a accumulé une vie durant des livres, des objets, des outils, des œuvres d’art... Pour lui, ces trouvailles amassées étaient comme les brouillons d’œuvres à venir. Pour sa fille, l’accumulation serait plutôt une manière de se constituer une mémoire, "celle de tout le monde et de personne, la moins sélective possible, une vie patiemment noyée dans celle de ses semblables [...]. Faire soi ce rapiècement, ces mille fragments des autres, faire peau cette carapace dans laquelle disparaître".
Comme une archéologue, Hélène Gaudy exhume dans l’atelier, dans les carnets et les archives de son père les bribes de ce qu’est une vie, sa vie. Elle les passe au tamis, les ramène à la lumière, les fait dialoguer. Apparaît peu à peu le portrait du petit garçon que fut Jean-Charles, grandi dans une France en guerre. Ses parents résistants lui avaient appris à répondre, si on l’interrogeait sur son lieu de résidence: À Muzainville. Un nom qui ne figure sur aucune carte: "Enfant, mon père habitait un lieu qui n’existe pas". De cette enfance cachée, de l’adolescence vagabonde qui la suit puis des années algériennes de son père, Hélène Gaudy tire un fil après l’autre, effleure les vérités, renonce à tout comprendre: "on n’attrape pas les pères comme des papillons".
Puis il y a la rencontre avec sa mère, un amour au long cours dans la lumière duquel Hélène Gaudy a grandi et qui irrigue son livre. Des lettres qu’ils se sont échangés, elle ne lit que le début, l’étincelle, renonçant "à tenir entre mes mains l’intimité de mes parents". Autant qu’un livre sur la figure de son père, Archipels est un livre sur le couple de ses parents, heureux, attentif, en équilibre. "Les parents sont des mégalithes dans notre champ de vision. On passe sa jeunesse à tenter de voir le paysage qu’ils nous cachent, et puis, un jour, ils sont devenus de toutes petites pierres, des cailloux. Là seulement on peut les prendre dans la main, toucher leur texture et leurs failles. Regretter de ne pas l’avoir fait plus tôt, quand ils étaient immenses, quand tout était encore devant eux".
Avec pudeur et une immense douceur, Hélène Gaudy questionne le passé pour éclairer le présent et renouer les fils de la transmission. Son écriture aérienne et légère nimbe le livre d’un voile de tendresse – mots d’amour et d’affection pour ce père-archipel, devenu insubmersible grâce au livre de sa fille.
Éditions de l'Olivier, 21 euros
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