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maison vide laurent MauvignierL'avis d'Anouk:

Toute l’œuvre de Laurent Mauvignier tourne autour de ce qui se dérobe – un silence, une absence, une image manquante qui aimante le récit et le fait se déployer autour de cette béance.

La maison vide, dans son ampleur romanesque, s’ouvre ainsi sur une pièce manquante: "Fouillé – j’ai fouillé partout où j’étais pour ainsi dire sûr de la retrouver les yeux fermés". L’objet de cette quête: la Légion d’honneur obtenue, à titre posthume, par l’arrière-grand-père de l’auteur mort au combat en 1916. Cette médaille incarne tout à la fois la gloire et la catastrophe d’une famille. Elle est le point de départ d’une vertigineuse tentative pour faire revivre, "de mon côté de la rive du temps", ce qu’ont pu être le quotidien, les tourments, les espoirs, les humiliations des générations qui ont précédé l’auteur, tout ce que le temps long accumule et distille dans les corps et les esprits des héritiers.

Alors que le précédent roman de Laurent Mauvignier, l’impressionnant Histoires de la nuit, déroulait sa trame implacable sur le temps d’à peine une journée, le temps ici est résolument étiré, dans une profusion d’années qui s’écoulent tantôt lentement, tantôt de façon tumultueuse. La maison familiale est bâtie en 1854. Elle domine le hameau, symbole de la puissance d’une famille qui a su s’enrichir et mettre à profit ses vastes terres. Le paysage qui l’entoure, nous l’avons arpenté déjà dans les précédents romans de Laurent Mauvignier, souvent ancrés autour de la ville – fictive – de La Bassée. C’est un monde viscéralement rural, dépeint avec un saisissant effet de réel. Dans ce morceau de France oublié, loin des grands axes, on vit du travail des champs, des bêtes et des bois.

Firmin Proust, l’aïeul, reflète dans son corps et ses valeurs l’époque qui est la sienne: patriarcale, socialement violente, sûre d’elle-même. Mais La maison vide est plutôt affaire de femmes, trois femmes en particulier: l’épouse de Firmin, dont il faudra attendre la mort pour se rappeler qu’elle avait un prénom; leur fille choyée, Marie-Ernestine, dont les aspirations artistiques (elle est une pianiste douée) seront broyées par les convenances provinciales; Marguerite enfin, fille de Marie-Ernestine et grand-mère de l’auteur. Ce qui se joue entre ces trois générations de femmes, tout un tissu à la trame serrée de silences, de chagrins, de honte, de révoltes, fait vibrer un récit passionnant où la petite histoire s’enroule à la grande.

Parce qu’elle est celle par qui les histoires se sont transmises "avec plaisir et nécessité", c’est Marie-Ernestine qui occupe le cœur du livre. À onze ans, elle quitte le hameau pour être élevée chez les sœurs. Elle y apprend l’obéissance, la quête de perfection et ce qui sera pour toujours une chambre à soi, un moyen d’émancipation: le piano.

"Décidément, comme un miracle en elle, ce soulèvement,

               le piano le piano le piano".

Marie-Ernestine croise un professeur qui croit en elle et lui laisse entendre qu’elle pourrait tenter le concours d’entrée au Conservatoire. Elle a dix-huit ans et n’a pas compris encore que cet avenir dont elle rêve ne lui appartient pas. Son père en a décidé autrement et lui annonce un jour qu’il lui a acheté un piano et trouvé un mari. Marie-Ernestine se cabre, conteste mais elle a perdu la partie, "et maintenant c’est moi seule qui dois me retrouver avec mon rêve dans les mains et en ramasser les débris".

En 1913, Marguerite naît de ce mariage sans amour. Elle n’a pas trois ans lorsque son père meurt au combat – mort glorieuse, comme l’indiquent le monument au cœur du village et cette Légion d’honneur sur laquelle s’ouvrait le roman. De l’héroïsme de Jules, Marie-Ernestine tire une certaine fierté. Ce mari qu’elle a tant méprisé lui offre à travers la mort une respectabilité dont elle sait jouer. Emmurée dans sa solitude, elle laisse Marguerite à ses dérives: enfant mal-aimée, rejetée, son chemin sera pavé de mauvaises rencontres, d’une violence sourde, d’opprobre. Marguerite est le cœur noir de La maison vide. Sur chacune des photos de l’époque, une main rageuse a pris soin de découper son visage. Oblitérée de la mémoire familiale, Marguerite laisse dans son sillage énigmes et douleur – une dévastation qui étend son ombre sur les générations suivantes.

De cette matière familiale sombre et hantée, Laurent Mauvignier tire un roman étincelant, passionnant de bout en bout – ces 750 pages se dévorent à vive allure tant elles sont captivantes. S’y déploie une rare intelligence romanesque, qui donne au livre une apparence classique et l’inscrit dans une généalogie qui va de Flaubert à Proust en passant par Zola (une édition des Rougon-Maquart accompagne Marie-Ernestine) et, bien sûr, Claude Simon. La phrase de Laurent Mauvignier, ample, dessine pour chacun de ses personnages des paysages intérieurs mobiles, qui se reconfigurent sans cesse, où le présent se diffracte dans les autres temps. Son usage du monologue, marque singulière de l’auteur depuis Loin d’eux, son premier roman paru en 1999, se renouvelle avec une incroyable maîtrise, notamment par des répétitions, des boucles de mots qui insistent, relancent le sens, multiplient les échos.

Tout conflue pour faire de cette Maison vide l’un des plus grands livres d’un très grand écrivain – une expérience de lecture d’une rare intensité.

 

Les Éditions de Minuit, 25 euros


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parcours navelL'avis d'Anouk:

Georges Navel, cela rime avec fraternel. Et aussi avec essentiel.

En refermant Parcours, on a le sentiment de quitter un ami. Quelqu'un avec qui l'on a partagé un bout de chemin, des joies petites et grandes, des espoirs et des révoltes. Il faut rendre grâce à la collection L'Imaginaire qui nous permet de lire ce texte de 1950, pourtant de plain-pied avec tant de questions d'aujourd'hui, et de (re)découvrir un auteur étonnamment méconnu.

Treizième enfant d'une famille lorraine, Georges Navel grandit dans un monde pauvre mais aimant, où l'on cumule mille petits métiers pour joindre les deux bouts. Les idées circulent, notamment grâce à un grand frère syndicaliste et libertaire. Quand arrive la Grande Guerre, Georges a dix ans à peine et séjourne quelques mois en Algérie où la Croix-Rouge recueille des enfants vivant dans les zones de front. Puis c'est l'installation à Lyon, et à douze ans le début du travail, le clic-clac incessant des machines de l'atelier ou le froid des chantiers: "la vie ordinaire n'est que la vie ordinaire".

Dès l'adolescence, la vie de Georges Navel est une suite effrénée d'expériences, de va-et-vient d'un travail à un autre, d'une ville à une autre, d'une grève en usine à un été dans les Pyrénées. Il raconte cela avec élan et ferveur, toujours curieux de voir plus, de changer sa focale, de rencontrer l'autre. 

Et puis il y a chez lui une vraie aptitude à la joie, à saisir la beauté où qu'elle soit et même quand les temps sont durs – ainsi dans ces lignes de 1939: "Une fois, en fermant les yeux face au soleil, sous le chaud voile rouge des paupières, rien qu'un court instant j'avais tout oublié, la guerre, la batterie, la servitude, et peut-être bien que j'étais un homme absorbé uniquement par la sensation du soleil sur les paupières (...). J'habitais un corps sans dimensions, une vie sans histoires. Je n'étais plus que le chaud voile qu'avait plaqué sur mes paupières un peu de soleil, un peu de chaleur d'éternité. Dix secondes, pas plus. J'éais revenu de là joyeux comme si j'avais pu abolir à volonté tout lien de servitude avec la guerre".

De Georges Navel, deux autres livres ont récemment été republiés: Passages aux éditions de l'Échappée et Du côté des abeilles dans la collection Le Sentiment Géographique chez Gallimard.

Gallimard, L'Imaginaire, 13 eurosbtn commande

voyage a paimpol letessierL'avis d'Anouk:

Une lecture pétillante, un concentré d'audace et d'insoumission, une ode à la vie large, au ciel breton, à la liberté: il y a tout cela dans ce roman bref. Le voyage à Paimpol est un livre ébouriffant et subversif, tout de souffle et de colère. Un de ces livres qu'on n'oublie pas et qui, bien que vieux de plus de quarante ans, garde une fraîcheur et une jeunesse à toute épreuve.

Dorothée Letessier peint une héroïne qui lui ressemble, intrépide et insoumise. Ouvrière à Saint-Brieuc, Maryvonne épuise ses trente ans dans un travail sans intérêt. Et quand la chaîne s'arrête, c'est la maison avec ses autres asservissements – les tâches ménagères toujours à recommencer, un couple qui s'use, un enfant, tous ces attachements "si forts qu'ils m'étouffent".

Alors un matin, par lassitude ou par flamboyance, Maryvonne grimpe dans le bus qui mène à Paimpol. Quarante kilomètres à peine, mais ce voyage-là va la changer plus profondément que les aventures dites héroïques de bien des écrivains-voyageurs.

À Paimpol, Maryvonne s'offre une chambre d'hôtel. Et dans cette chambre elle prend un bain. La parenthèse dure vingt-quatre heures, c'est assez pour se réapproprier un espace intérieur. "Je me dérange": cette escapade, elle remet en question l'ordre établi. L'ordre social, l'ordre des hommes, l'ordre de la famille, tout cet entrelacs de convenances et d'obligations tellement intégré aux corps et aux esprits des femmes qu'il faut le panache d'une Maryvonne pour s'en émanciper. 

Mais au terme de la parenthèse il y aura pour Maryvonne le retour à la maison. La réalité revient en cruel boomerang et la fin du voyage prend un goût amer: "mais il faut croire que c'est en moi aussi que vivent les chaînes. Je n'ai rien appris et je reviens à mon port d'attache". Pour autant, Maryvonne l'ouvrière aux vastes rêves aura dilaté l'espace autour d'elle et en elle, et c'est déjà une victoire à savourer.

Dédié "aux ouvrières de Chaffoteaux" (l'usine qui employait Dorothée Letessier), "Le voyage à Paimpol" est un livre qui met en mouvement et offre le "bol d'air" que réclame Maryvonne. Résolument féministe et politique, il n'assène pas de leçon mais fait le pari de la fantaisie et de l'imagination pour mener les révoltes les plus essentielles. C'est un cadeau de découvrir aujourd'hui un livre de 1980 qui nous parle si bien d'aujourd'hui.

Gallimard, L'Imaginaire, 12 eurosbtn commande