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Je me souviens de la grande impression que son roman Jusqu’à la bête, paru à l’Asphalte en 2017, m’avait laissée – c’était un texte engagé et intense qui nous immergeait dans les litres de sang jonchant le sol d’un abattoir de la banlieue d’Angers. Timothée Demeillers sait manier la plume, cela ne fait aucun doute ! Il nous le montre à nouveau avec Le tumulte et l’oubli, paru récemment chez le même éditeur.
Ici, c’est un tout autre registre que l’écrivain explore, et non des moins périlleux : celui du roman choral historique.
1938. La région des Sudètes, zone à majorité germanophone de Bohème, est conquise par le Troisième Reich. Ainsi, la ville de Jedlov devient Tannberg, et les Allemands y imposent leur écrasante supériorité à une population bigarrée propre aux régions tampons. Une Allemande, un Tchèque, des Tsiganes… À partir de cette date, plusieurs personnages s’y côtoyant verront leur destin et celui de leurs descendants prendre diverses tournures, au gré de leurs origines et des soubresauts de l’intraitable histoire du vingtième siècle. L’oppression allemande, les rafles nazies, les camps de concentration et d’extermination, le retour de manivelle vengeur à la victoire des Alliés, la reconstruction, le régime communiste et ses utopies pulvérisées, les privations, la surveillance de la dictature, la révolution de Velours, la séparation de la Tchécoslovaquie, l’ouverture des marchés, l’Union européenne… À travers l'itinéraire d’attachants personnages qui prennent véritablement vie au fil des nombreuses pages du roman, c’est tout un pan de l’histoire contemporaine de cette région d’Europe centrale que nous parcourons. Cette fresque, tissée avec une précise maîtrise, est puissante et nuancée à la fois, c’est tout un monde qui s’y déploie et rend la lecture absolument passionnante.
Il me semble que Timothée Demeillers évite les écueils, parvient à attiser la fascination, alors même qu’il invite son lecteur à adopter la juste posture de distanciation par rapport aux personnages, et qu’il montre la diversité des codes qui sont les leurs. Le tumulte et l’oubli est un roman très réussi, que j’ai englouti !
Alors c’est bien: ce sont les dernières paroles de Bernard Mélois, le père de Clémentine. Elles disent à merveille l’homme qu’il était, accueillant la vie et la mort avec la sérénité du sage et la douce fantaisie d’un artiste inclassable. Alors c’est bien : et des derniers moments de ce père tant aimé Clémentine Mélois fait le récit lumineux, tout à la fois pudique et sans tabou, habité en parts égales par le chagrin et par une joie profonde.
Alors c’est bien surgit alors que Clémentine Mélois a encore sur les mains des traces de la peinture bleue dont elle a recouvert le cercueil de son père. Chez les Mélois, la tradition familiale veut que l’on s’occupe des sépultures des siens, et Clémentine, sa mère et ses sœurs ont décidé d’offrir à leur grand homme « un enterrement de pharaon ». Une manière d’accompagner le souvenir de celui qui se définissait comme un « bricoleur de l’inutile », et dont les sculptures décalées, nées d’un bric-à-brac d’objets amoureusement collectionnés, reflètent la créativité débridée. Aussi ce récit de deuil est-il avant tout une célébration de la vie, de la beauté, des pouvoirs consolants de l’imagination : « les choses ne sont pas ce qu'elles sont, elles sont ce que l'on veut qu'elles soient ».
Artiste plasticienne, écrivaine, Clémentine Mélois a hérité de son père un sacré talent de touche-à-tout. Membre de l’Oulipo, elle est tout autant capable de nous faire éclater de rire par son sens inouï du détournement (l’hilarant Cent titres ou le roman-photo Les six fonctions du langage) ou de nous donner à penser dans son passionnant essai sur la lecture, Dehors la tempête. Avec son complice Rudy Spiessert, elle est aussi l’autrice de nombreux livres pour les enfants parus à l’École des Loisirs: la formidable série Les Chiens pirates, les aventures désopilantes de La compagnie des griffes ou encore les romans Après minuit ou Bertille.
Gallimard, L'Arbalète, 19.50 euros
Disponible en format numérique ici
Elle s'appelle Emma Fulconis.
Un nom rapide comme la foudre. Un nom qui convoque tout un paysage – la Méditerranée, ses arrière-pays rocailleux, une terre à cheval entre la France et l'Italie. Elle s'appelle Emma Fulconis et ce nom-là, vous ne l'oublierez pas.
Quand s'ouvre L'agrafe, l'étincelant roman que publie en cette rentrée Maryline Desbiolles, Emma court dans les collines sèches et abruptes qui enserrent son village. Emma est une fille qui court, c'est entendu: toujours en mouvement, silhouette vive et ardente. Pourtant, si on la regarde bien, elle ne court plus comme avant. Sa démarche est gauche, saccadée; elle s'accorde, "ainsi boiteuse, à ce territoire heurté". L'histoire de cette course effrénée et empêchée, c'est celle de L'agrafe, et elle est terrible.
Adolescente sauvage et solitaire, Emma Fulconis est insaisissable. Si elle court sans relâche, ce n'est pas pour la compétition mais pour faire corps avec le monde autour d'elle. "Elle ne courait pas relativement, mais absolument". Et puis un jour tout s'arrête. Invitée chez un ami, elle est attaquée par le chien de la maison qui déchiquète sa jambe gauche. De cette scène d'horreur et de douleur absolues, Emma garde un souvenir confus. Seuls demeurent, dans leur netteté plus tranchante encore que les dents du molosse, les mots prononcés par le père de son ami: "Mon chien n'aime pas les Arabes".
Le chemin qui s'ouvre ce jour-là pour Emma Fulconis est autrement escarpé que ces collines qu'elle arpente depuis l'enfance. Lente et douloureuse, la reconstruction de sa jambe massacrée s'accompagne de la quête de "ce qui la concerne de près et lui est étranger", l'histoire de sa famille maternelle. Une histoire écorchée et à vif, comme la jambe d'Emma, celle d'une famille algérienne arrivée en France parmi les convois de harkis.
Avec pudeur et justesse, Maryline Desbiolles transcende l'histoire d'Emma, cette histoire poignante de la haine ordinaire, en un hymne à la vie, à la passion, à la résistance. Emma pour qui "se tenir debout ne va plus de soi, se tenir debout est une souffrance", porte en elle la détermination d'avancer, de courir encore, de mettre des mots même boiteux sur son histoire. C'est bouleversant et magnifique.
Disponible en format numérique ici
En cette rentrée paraît en format de poche le précédent roman de Maryline Desbiolles, Il n'y aura pas de sang versé.