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C’est une ferme. Avec des bois tout autour. Et des montagnes qui regardent vers la ferme en pleurant des cailloux. Une ferme avec des vaches, et puis Pépé, Mémé, la tante, l’oncle, la mère. C’est là que grandit la gamine. Au milieu de tout ça. Au cœur même. Et ça gueule, ça meugle, ça chante parfois. Et ça travaille, ça travaille tout le temps jusqu’au corps qui lâche. Alors, les jeunes prennent la place des vieux et on recommence. C’est comme ça, c’est la ferme. La gamine, elle, elle pousse de travers, elle a comme une bête en elle qui rugit, qu’elle ne peut pas contenir, pas dresser, pas soigner. Elle sent qu’elle est différente. Et qu’elle partira. Que cette vie-là ne sera pas la sienne.
En une poignée de chapitres, Marion Fayolle fait surgir tout un monde. Celui de sa famille, fermiers du plateau ardéchois. Des fermiers en fin de parcours, bout du bout d’une lignée ancestrale. Avec des mots simples, elle dit l’amour de la terre, des animaux et du travail bien fait. Le travail répétitif, quotidien, éreintant de celles et ceux qui raclent, récurent, traient, cultivent. Elle dit aussi leur peur de voir les jeunes partir, leur chagrin d’être les derniers.
Dans ce roman, il y a mille odeurs. Des sensations, des accents. Des vaches dont les taches sont comme des continents, des petites îles, un archipel. Des robes à fleurs qui deviennent la prairie. Une Mémé qui a la même silhouette que le prunier du jardin. Le paysage déborde. Etable, paysage, corps : Marion Fayolle traque la beauté.
Elle montre aussi la vie âpre et taiseuse. Le grand-oncle, tout bancal, qu’on cache dans une aile secrète de la ferme, les colères de la gamine qu’on voudrait maîtriser. La mélancolie se faufile dans les failles, et les creux restent béants.
Depuis une dizaine d’années, Marion Fayolle publie des bandes dessinées et des livres illustrés aux éditions Magnani. Pour parler des siens, c’est la forme du roman qui a surgi. Un premier roman, rugueux et doux, qui s’impose par sa singularité. Du même bois est un récit de métamorphose et de transmission. C’est un chemin. De départ et de retour.
Disponible en format numérique ici
Souvent le monde s’emballe et nous laisse sur le qui-vive. Les catastrophes s’enchaînent – trop de guerres, d’autocrates détestables, trop d’angoisse et de douleur. D’une sidération à l’autre, nos cœurs et nos corps sont malmenés par le chaos du monde. On tente d’esquiver, de parer les coups mais toujours la question revient – Et donc, comment vivre ?
Mathilde est prof d’histoire-géo. « Ce capharnaüm qu’on nomme l’histoire de l’humanité », elle connaît : elle s’efforce jour après jour de l’éclairer pour les ados auxquels elle enseigne. Puis un matin, après tant et tant d’insomnies, il lui faut reconnaître qu’elle n’y arrive plus. Le sens l’a désertée, et ses sens eux aussi la trahissent. Alors Mathilde s’en va.
À son compagnon et à sa fille, elle ne dit pas où la mènera son voyage. Peut-être ne le sait-elle pas non plus lorsqu’elle arrive ce matin-là à l’aéroport. Quelques heures plus tard, elle est au bord de la mer à Tel-Aviv. Un voyage comme une énigme à résoudre, comme un retour à une source profondément enfouie.
Au gré de rencontres qui l’enchantent ou la désarçonnent, Mathilde apprend à apprivoiser son sentiment de perte de repères et de désorientation. Petit à petit, elle recommence à faire corps avec le monde, malgré le chaos et les ébranlements. L’idée fait son chemin que l’imperfection est la condition de la liberté et de la création. « Je défie qui que ce soit de soutenir que notre trajectoire est une ligne droite plutôt qu’une errance, j’en détiens la preuve ». Au bout de son errance, Mathilde aura retrouvé le fil de sa propre vie et d’une nouvelle présence à elle-même et au monde qui l’entoure.
Éditions de l'Olivier, 19.50 euros
Disponible en format numérique ici
Lorsque Rousse se met en route, c’est avec, déjà, le regret de son bois tant aimé et des amis qu’elle y laisse. Mais la sécheresse condamne au départ la jeune renarde, et son instinct de vie la pousse à avancer. Elle espère l’eau et la fraîcheur, elle espère aussi découvrir de vastes ailleurs et « trouver sur son chemin assez de lumière pour fortifier son cœur, assez de joyeuses rencontres pour alléger sa course ».
En mettant ses pas dans ceux de Rousse, le lecteur se décentre et apprend à écouter « le halètement des beaux habitants de l’univers », pour reprendre les mots de Giono cités en exergue du roman. Dans le monde de la renarde, les hommes ne sont plus là. Des vestiges subsistent du monde d’avant, mais méconnaissables et vidés de sens. La renarde et les amis qu’elle croise en chemin, ourse, corbeau ou écureuil, se partagent une terre abîmée, parfois à l’agonie. Rousse cependant n’a rien d’un roman post-apocalyptique haut en catastrophisme: c’est une fable douce, malicieuse et vivifiante.
Denis Infante réussit avec un singulier talent à nous faire éprouver les perceptions du vivant non-humain. Son écriture vibre d’une grande puissance poétique, inscrite dans les interrogations et les inquiétudes du plus brûlant aujourd’hui et pourtant intemporelle et universelle. Pour nous immerger dans la façon dont Rousse appréhende le monde, l’auteur s’appuie sur une trouvaille d’écriture à l’efficacité stupéfiante: la langue s’avance sans l’appui des déterminants. Les mots se détachent dès lors avec relief et majestuosité. Cela leur confère une aura presque mystique, les fait participer activement aux sensations et aux réalités qu’ils décrivent. Ils gagnent aussi une part d’ombre et de mystère, comme s’ils s’ensauvageaient en perdant l’amarre rassurante des déterminants.
Comme Alain Damasio dans Les furtifs, Denis Infante crée un lexique, une grammaire, une métrique à même de dire d’autres expériences du vivant. Sa démarche n’est pas si différente de celle de Rousse: aller voir plus loin, ouvrir d’autres voies avec humilité, bravoure et curiosité. Rousse ou les beaux habitants de l’univers est une expérience de lecture immersive comme on en fait rarement. Un livre de sagesse, aussi: « À présent, Rousse qui est renarde, sait. Mais apprendre n’est jamais fini, apprendre est sinueux chemin qui se poursuit jusqu’au dernier jour. Rousse doit partir, Rousse doit continuer chemin et continuer histoire. »