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monument national deckL'avis d'Anouk:

Ne cherchez plus:  le roman le plus drôle et le plus retors de ce début d’année est signé Julia Deck. Son Monument national, comédie sociale menée à vive allure, est un régal d’ironie, de subversion et de malice.  

Serge Langlois est un sacré monument national. Gloire un peu passée du cinéma français, il tient de Belmondo et de Depardieu avec une touche de Johnny Hallyday ; il n’y a guère qu’Alain Delon pour lui faire de l’ombre ("un rival et un frère depuis plus de quarante ans"). L’âge venu, à peu près rangé de ses addictions, Serge Langlois coule des jours paisibles dans son château aux portes de Paris, entouré de sa troisième épouse, d’une armada de domestiques et de sa collection d’ancêtres automobiles. Ancienne miss Côte d’Azur, Ambre Langlois règne sur l’intendance du château et met sa vie en scène sur instagram et dans la presse people. Les deux enfants adoptés par le couple, Orlando et Joséphine (qui est aussi la virevoltante narratrice du roman) grandissent en observant ce drôle de petit monde.

Sous le décor glamour de la vie des Langlois, tout est faux, aussi toc que le décor Louis XVI dans lequel ils évoluent. Changements d’identité, mensonges et doubles vies: chacun ici a des choses à cacher, et l’on va de fausses pistes en chausse-trapes – Julia Deck excelle depuis Viviane Elisabeth Fauville à construire des intrigues à tiroirs et à se jouer avec brio de ses lecteurs. Aussi, quand des vents contraires se mettent à souffler sur ce monde d’apparences très trompeuses, ledit monument national s’effondrera tel un château de cartes.

Avant cela, on aura croisé dans les coquets salons des Langlois une caissière en cavale, un coach sportif au passé louche, le couple Macron soucieux de "faire populaire" et quelques inquiétantes pattes de lapins. C’est dire si l’intrigue est ébouriffante et inclassable, si elle attrape notre époque et ses faux-semblants dans des filets bien serrés.

Monument national est une joyeuse mécanique romanesque. En détournant les codes du vaudeville, du roman social et du huis-clos, Julia Deck signe un livre singulier, irrésistible et implacable. Du grand art!

 

Éditions de Minuit, 17 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

connemara mathieuL'avis d'Anouk:

Trois ans après Leurs enfants après eux et son Prix Goncourt, Nicolas Mathieu poursuit son exploration romanesque de la vie ordinaire. Il parle comme personne des rêves d'ado fracassés sur le mur du réel, des amours trop souvent déçues, de cet Est de la France où le ciel bas écrase les aspirations à une vie meilleure.

Cela pourrait être terne et c'est tout le contraire: la vie pulse à chaque page, avec un effet de réel saisissant et énergisant. Connemara est une histoire de colère et de rédemption, portée par des personnages inoubliables. Nicolas Mathieu est l'incroyable sismographe de leurs émotions, de leurs échecs, de leurs espoirs – qui sont aussi les nôtres.

 

On ne choisit pas de naître à Cornécourt. Dans cette petite ville proche d’Épinal, la vie s’étire sans horizon. C’est l’un de « ces endroits qui n’ont ni la mer ni la tour Eiffel, où Dieu est mort comme partout, et où les soirées s’achèvent à vingt heures en semaine et dans les talus le week-end. »

Adolescente brillante et solitaire, Hélène grandit auprès de parents aimants mais aux ambitions modestes. Elle sait qu’il lui faut s’arracher, et vite, à cet Est trop terne. La vie l’attend ailleurs. Les études, un boulot harassant mais lucratif, un mariage avec un fils de bonne famille: quand elle revient à presque 40 ans dans sa Lorraine natale, Hélène a pris sa revanche sur son milieu d’origine. Et pourtant: est-ce que cela ressemble à ça, une vie réussie? À tant et tant d’arrangements avec la vérité, tant et tant de renoncements, aux yeux si souvent fermés sur la médiocrité, le machisme, les trahisons? Hélène se sent flouée. L’amertume et la colère se disputent son esprit.

Autour d’Hélène, Connemara tisse sur trente ans les trajectoires de femmes et d’hommes sur le fil. On y croise des enfants déchirés par les tourments des adultes, des adolescents aux désirs flamboyants, des corps solaires ou en souffrance. On y pousse la porte de cafés miteux, d’hôtels de zone commerciale où cacher une heure de sexe adultère, d’open space où exprime crûment la violence du monde du travail. Le sens du détail de Nicolas Mathieu fait merveille. Il sait d’un mot ou d’un silence dire la complexité des êtres, des lieux, des situations. La fresque est grandiose, d’une intelligence percutante sans renoncer jamais à la tendresse, à la générosité, à l’empathie.

 

Addictif et mélancolique, romanesque et politique, Connemara confirme l'immensité du talent de Nicolas Mathieu. Un livre dont on sait déjà qu'il deviendra un classique.


 
Actes Sud, 22 eurosbtn commande
Disponible en format numérique ici

une sortie honorable vuillardL'avis d'Anouk:

Il y a une "méthode Vuillard". Une façon, d’un livre à l’autre, d’empoigner l’histoire pour en gratter le vernis et voir ce qu'il cache. Car l’histoire, on sait comment elle s’écrit – avec sa grande hache, et où – trop souvent dans l’antichambre des puissants.

Avec Éric Vuillard c’est autre chose, car « la littérature permet tout, dit-on ». Dans un livre d’Éric Vuillard, l’histoire s’égrène en dates (14 juillet, proclame un titre, ou 20 février 1933 dans L’ordre du jour, ou 25 juin 1928 dans les premières pages d’Une sortie honorable). Des dates souvent tombées dans l’oubli mais donc l’exploration vient ouvrir une brèche dans le récit empesé de l’histoire officielle. De livre en livre, Éric Vuillard s’attache à écrire une contre-histoire occidentale en s’appuyant sur des dates, des faits, des vies tenus pour "insignifiants". À la conquête, il répond spoliation. À la guerre noble, il répond massacre. Aux institutions qui se veulent garantes d’une éclatante démocratie, il répond cynisme.

Une sortie honorable s’inscrit en cela dans une œuvre d’une puissante cohérence esthétique et politique. Le cœur du livre: la fin de l’Indochine française. Pour incarner la longue suite d’errements, d’aveuglements et de méconnaissances qui mènent à la débâcle de la France à Diên Biên Phu et à trente années de guerre pour le peuple vietnamien, Éric Vuillard tisse ensemble des moments éclatés dans le temps et dans l’espace.

Le livre s’ouvre sur la visite d’inspecteurs du travail dans une plantation d’hévéa gérée par Michelin. Nous sommes en 1928 ; cette année-là les bénéfices de Michelin atteignent des records, et trente pour cent (trente pour cent !) des travailleurs de la plantation meurent au travail.

Quelques pages plus loin, nous voilà à l’Assemblée nationale un jeudi de 1950, et des députés qui ne pensent qu’à la gloire du pays et à leur confort de notables votent la poursuite de la guerre. Il y a bien des voix qui s’élèvent, celle d’un député communiste kabyle qui s’époumonne dans un hémicycle presque vide, et celle d’un Mendès France admirable de lucidité. Mais pour le reste… Aucune lâcheté, aucune compromission, aucune bassesse n'échappe à la plume perspicace d'Éric Vuillard. Cette journée déroulée jusqu'à son terme propose un formidable morceau de bravoure littéraire. Elle se conclut par une pirouette à l'ironie mordante: « C’est un succès, la pièce de théâtre devrait tenir ; et en effet, elle restera à l’affiche encore quatre ans ».

Un bond dans le temps, et le livre se clôt sur la chute de Saigon le 29 avril 1975. L’évacuation des derniers Occidentaux est chaotique. « Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu ».

Entre ces trois moments circulent des fils tendus avec beaucoup d’intelligence. Ils dressent des cartographies qui mènent du Palais des Gouverneurs d’Indochine à un studio de télévision à Washington, de l’assassinat de Patrice Lumumba à une réunion de conseil d’administration dans une immeuble feutré du Boulevard Haussmann. Partout à l’œuvre les mêmes éminences grises, la même rapacité, la même violence, la même poursuite d’intérêts privés sous le couvert de faux idéaux : « et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes ».

Il y a bien une "méthode Vuillard": elle entrelace autour d’événements centraux des faisceaux de voix et de faits qui rappellent combien l’histoire est complexe, fluide et jamais linéaire. On ne peut la figer, tout est affaire d’angle de vue. L’histoire selon Éric Vuillard est un exercice de morale et de liberté, qui, pour peu que l’on trouve l’audace ou le courage d’un regard neuf, dynamite le récit des puissants.

 

Actes Sud, 18.50 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici