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tenir sa langue panassenkoL'avis d'Anouk:

Sa grand-mère paternelle s’appelait Pessah. Pour échapper à l'antisémitisme des années staliniennes, elle change son prénom en Polina – comme un passeport pour une vie meilleure. C’est ce même prénom que porte Polina Panassenko, née à Moscou peu avant l’implosion de l’Union Soviétique. Polina: un signe vers la grand-mère qu’elle n’a pas connue, vers l’héritage juif d’une famille qui a « le judaïsme clignotant » – mieux vaut ne pas en parler.


À la fin des années ’80, la vie en URSS suit une grammaire que l’on pense immuable: l’appartement communautaire, le patriotisme forcené, la joie quand on peut mettre de côté une conserve de petits pois. Puis le pays bascule avec la fin de l’Union et les premiers pas de la Russie indépendante. En 1993, le père de Polina trouve un travail en France, sa famille l’y rejoint bientôt, et Polina devient Pauline.


Des années plus tard, alors qu’elle introduit une banale requête pour retrouver, sur ses papiers officiels, son prénom de Polina, l’État français la déboute. Refuser un prénom français, c’est manquer son intégration: inacceptable! Tel est le point de départ de Tenir sa langue: explorer le gouffre autour duquel s’organise une vie prise entre deux prénoms, deux pays, deux langues.


De cette histoire si personnelle, Polina Panassenko tire un roman virevoltant, plein de rage et d’émotion, d’une drôlerie sans pareille. Avec les yeux de la toute petite fille qu’elle était alors, elle raconte le dépaysement. Ce qu'il faut laisser derrière soi – les grands-parents, un doudou tant aimé. Et puis l'étrangeté de la nouvelle vie, la première raclette chez un couple de voisins qu’elle prend pour des Anglais tant ils émettent « des sons bizarres », les courses dans un supermarché débordant de marchandises.


Son entrée à la materneltchik est une scène d’anthologie. Vous n’oublierez jamais la petite Polina perdue dans une classe désertée par les mots, où bruissent les sons étranges qui s’échappent de la bouche de l’institutrice et des autres enfants. Pendant la récréation, elle se cache dans les thuyas pour essayer de comprendre ce qui se trame autour d’elle. Puis elle se choisit un copain pour faire face à l’adversité: un petit garçon bègue, aussi perdu qu’elle avec le langage. À eux deux, ils sont « le lumpenprolétariat de l’enclos: Philippe et moi. Le bègue et la Russe ». On lit rarement des pages aussi justes sur l’enfance, ses tourments, sa sauvagerie et son époustouflante capacité d’adaptation et de résistance. « On me parle encore et encore de la langue qu’il me manque. La langue du français. C’est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour qu’elle me pousse. Tu la changeras comme un oiseau, tu verras. Tchik-tchirik, fait le moineau. Mais j’ai déjà une langue. Qu’est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font les ciseaux". En grandissant, Polina a si bien intégré le français qu'il déteint sur le russe. Elle perd son accent, et cela la consterne ("L'accent c'est ma langue maternelle"). Heureusement sa mère est là, qui "surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties ds mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière".


Tenir sa langue est un formidable roman d'exil et de vie, où pulsent une inventivité et une énergie frondeuses. Dans les pas de Polina, on saute joyeusement par-delà les frontières et les assignations. Entre les souvenirs russes, l'enfance à Saint-Etienne, la vie adulte en banlieue parisienne, elle reste la fille malicieuse, sur le qui-vive, en colère contre la bêtise et l'injustice ("Tu es maximaliste, ma fille", lui dit son père, "il faut être plus tolérante"). Avec elle on connaît les triomphes et les défaites, les pertes suffocantes, l'amour d'une famille inoubliable. Jusqu'à une pirouette finale dont l'intelligence et la générosité sont tout simplement époustouflantes.

On lit rarement un premier roman aussi abouti. Tenir sa langue révèle la voix singulière et l'immense talent de Polina Panassenko. Assurément, c'est l'un des grands livres de cette rentrée littéraire!

 

Éditions de l'Olivier, 18 €btn commande

Disponible en format numérique ici

trois soeurs editeurL'avis de Maryse:

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime », dit un proverbe russe. Vraisemblablement, Mikhaïl Sergueïevitch Khatchatourian avait de l’amour à revendre pour les femmes qui l’entouraient, et tout particulièrement pour ses trois filles Krestina, Angelina et Maria qui, un soir d’été 2018, dans leur appartement moscovite, l’ont tué.

Ce sinistre fait divers, alors surmédiatisé, a violemment déchiré l’opinion publique russe parce qu’il lui renvoyait une bien poisseuse image, celle de la violence domestique omniprésente et très généralement impunie dans le pays de Vladimir Poutine – la Douma avait d’ailleurs assez largement voté la dépénalisation des violences domestiques en Russie en 2017, dans le but de « préserver les valeurs traditionnelles familiales ».

Laura Poggioli connaît bien Moscou. Elle y a vécu à 20 ans, au tout début des années 2000, époque underground s’il en est. Elle y a parlé couramment le russe, y a étudié la littérature, s’est fortement attachée à cette métropole hors du commun dont elle dresse d’ailleurs ici un portrait flamboyant, s’y est fait des amitiés solides, y a vécu des soirées mémorables, y a bu jusqu’à plus soif, y a dansé jusqu’à l’épuisement, et y a aimé passionnément Mitia, son grand amour. Il est vrai que parfois, Mitia la frappait, mais bon, elle croyait que c’était dû à son tempérament ardent, et puis qu’elle y était pour quelque chose aussi…

Vingt ans plus tard, l’autrice entremêle son histoire avec celle des trois sœurs Khatchatourian dont, après de multiples recherches concernant leur affaire, elle imagine scène après scène l’enfance, l’adolescence et le début de l’âge adulte aux côtés d’un père tortionnaire et harcelant, jusqu’au geste fatal. Trois sœurs est un roman fort dans lequel on embarque sans retour dès les premiers traits, pour un voyage vertigineux aux allures d’un grand crescendo. L’écriture est vive et nette, elle happe. Le propos est prégnant, il s’impose. Au-delà de l’esquisse d’une éventuelle âme russe d’aujourd’hui, il pose la question du statut de l’homme, de sa position systémiquement dominante et de la violence qui régit les rapports entre les personnes.

Une claque.

L'Iconoclaste, 20 euros.btn commande

Disponible en format numérique ici.

de notre monde emporte astolfiL'avis d'Anouk:

"Une immense tristesse s'abattit sur lui des semaines durant. De celles qui fermentent parfois dans le cœur des hommes, et emplissent les bouches d'amertume".

La Machine, c'est le chantier naval. Pour en être, les hommes de La Seyne-sur-Mer sont prêts à tout donner: leur jeunesse, leur énergie, jusqu'à leur nom. En échange la Machine apporte la fierté d'écrire une histoire glorieuse, et ce sentiment d'appartenir à la grande fraternité du monde ouvrier. Lorsqu'il entre au chantier en 1972, Narval a vingt ans à peine. Il met les pas dans ceux de son père et se trouve une seconde famille. L'avenir semble radieux. On a du mal à croire que dix ans plus tard le glas aura sonné: ce sera l'heure des fusions, de la désindustrialisation, de la fermeture inéluctable.

C'est cette histoire-là, poignante, que raconte avec pudeur Christian Astolfi. Les espoirs et les renoncements, la lutte et l'écoeurement, la solidarité qui se défait quand on prend conscience d'avoir donné le meilleur sans rien gagner en retour. Et puis il y a pire encore, plus insidieux que les plans de restructuration, plus injuste que le saccage de l'identité ouvrière: il y a la loterie de l'amiante. Poison invisible que les hommes ont manipulé des années durant, l'amiante s'insinue dans les corps et tue un camarade, puis un autre, et un autre encore. Le mal ronge même ceux qui semblent épargnés: l'épée de Damoclès qu'il fait peser sur eux détruit les vies, et la culpabilité de voir mourir les proches est insoutenable.

À travers les destins de Narval et de ses frères d'usine, De notre monde emporté dessine une fresque sociale et politique de grande ampleur. C'est le roman d'un monde englouti, d'une génération sacrifiée en silence, de la dissolution des élans collectifs dans l'individualisme. Christian Astolfi pour autant n'idéalise pas l'usine, sa violence, ses aliénations. En contrepoint du monde si viril du chantier naval, il tisse de très beaux portraits féminins qui apportent la clairvoyance et la lucidité qui font défaut aux hommes. De notre monde emporté trouve le ton juste pour réinventer, au XXIe siècle, la littérature ouvrière.

Le Bruit du Monde, 19 €btn commande

DIsponible en format numérique ici