Le roman est bref mais il déploie toute une constellation d'histoires, ces "contes" enchâssés, ces "on raconte encore que" qui sont l'âme et la pulsation de Nord Sentinelle. Tant d'histoires dont les motifs s'éclairent et se répondent, pour composer avec une virtuosité peu commune un livre qui est, à n'en pas douter, l'une des lectures les plus marquantes de cette rentrée littéraire.
Avec ce roman qui se présente comme le premier d'un nouveau cycle, Jérôme Ferrari poursuit une œuvre passionnante, qui parle de mondes défaits, de mal, de violence et de la quête entêtée de rédemption. Une œuvre qui questionne aussi le rapport à l'autre, dans l'infini nuancier de ses manifestations, et qui se dépose dans une langue dense, épurée, à la beauté sombre.
À la suite de tant de grands livres – Où j'ai laissé mon âme, Le sermon sur la chute de Rome (Prix Goncourt 2012), Le principe, Á son image –, Nord Sentinelle s'enracine entre réel et fiction. Il puise son point de départ dans un fait divers bête et sordide, l'assassinat d'un jeune touriste par un restaurateur corse mis hors de lui lorsqu'il se rend compte qu'une bouteille d'alcool a été introduite illégalement dans son établissement. Cette histoire sinistre devient le déclencheur des réflexions du narrateur, cousin de l'assassin, consterné tant par l'étroitesse d'esprit de ses compatriotes que par l'arrogance et la suffisance des touristes. Les dérives du tourisme de masse sont dépliés avec beaucoup d'humour et une ironie pétillante. Le narrateur est à l'affût des turpitudes de chacun – la cupidité des Corses, la niaiserie des touristes enquête d'une fausse authenticité, la laideur d'un monde standardisé et kitsch. "Nous avons ouvert grand nos bras d'imbéciles au premier voyageur et d'autres voyageurs l'ont suivi et nous nous sommes retrouvés pris au piège de l'épouvantable dialectique qui nous oppose et nous lie indéfectiblement à eux dans un face à face de corruption mutuelle où chacun révèle les vices de l'autre en lui exhibant les siens, des vices de plus en plus répugnants, car je sais bien que nous ne sommes pas innocents, nous consentons à la transformation du monde en gigantesque centre commercial". Entre dégoût et désespoir, le narrateur a l'acuité mordante et nous régale de quelques scènes d'une grande drôlerie, comme la description d'un team building ponctué de chants polyphoniques corses ou le récit d'une révolte menée par le monde animal dans un camping naturiste.
Si l'on s'en tient à cette première trame, Nord Sentinelle pourrait sembler plus anecdotique que les précédents romans de Jérôme Ferrrari. Il n'en est rien, évidemment, le tourisme n'étant que le prolongement d'un mal plus profond, ce besoin d'asservir, de posséder, de coloniser des terres toujours nouvelles et des corps toujours plus nombreux. Jérôme Ferrari déploie avec une grande virtuosité narrative un dispositif où les motifs se répondent en échos subtils à travers les époques et les continents. Bâti en cinq chapitres, comme les cinq temps de la tragédie, Nord Sentinelle regarde les hommes se débattre avec leur destin, auquel rien ne leur permet d'échapper. Ainsi le narrateur, qui revendique quel qu'en soit le prix le "privilège insoutenable de la lucidité", n'a jamais réussi à quitter cette terre corse à laquelle l'attache un indémêlable noeud d'amour et de haine. "Je le sais, moi qui ai fait tant de vains efforts pour devenir un autre, n'importe qui d'autre que moi, en vérité (...) et je n'ai cependant jamais réussi à devenir étranger à moi-même".
Il est pourtant dans Nord Sentinelle quelques figures qui se sauvent de ce noir désenchantement, et ce sont des figures de femmes: des femmes puissantes et capables de tenir à distance la prédation des hommes. C'est cette adolescente violée par un bandit qui lui fait payer de sa vie l'outrage qu'elle a subi. C'est cette adjudante de gendarmerie submergée par l'irrationnalité de la violence: "il y a bien longtemps qu'elle affronte l'énigme sans plus espérer la résoudre, parce que les mobiles n'éclairent rien et qu'ils ne l'intéressent plus". C'est, surtout, Shirin, jeune étudiante brillante et compagne de la victime, qui avance dans le monde avec assez de lucidité pour s'affranchir du poids du regard des autres.
Nord Sentinelle est un voyage aux sources de la violence, celle des puissants envers les faibles, des hommes envers les femmes, de l'Occident envers le reste du monde. Entremêlant les histoires comme dans un conte oriental, Jérôme Ferrari y déploie toute la palette de son vaste talent.
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