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"Elle éprouvait un sentiment étrange et très fort: elle, Nora, la seule et unique Nora, voguait sur un fleuve avec derrière elle, se déployant en éventail, ses ancêtres, trois générations de personnes immortalisées sur des photos, avec des noms qu'elle connaissait, et derrière eux, dans les profondeurs de ces eaux, une suite sans fin d''ancêtres anonymes, des hommes et des femmes qui s'étaient choisis par amour, par passion, par calcul, sur l'injonction de leurs parents, qui avaient produit et protégé une descendance, et ils étaient une multitude immense, ils peuplaient toute la terre, les berges de toutes les rivières, ils croissaient et se multipliaient afin de la produire elle, Nora, et elle, elle produisait son seul et unique Yourik, et lui produisait encore un petit Jacob, et cela donnait une histoire sans fin à laquelle il était si difficile de trouver un sens, bien qu'il palpitât clairement en un fil ténu".
Dans un pays qui s'appelait encore l'URSS, une généticienne se voit du jour au lendemain congédiée de son institut de recherche. Son crime ? Les autorités ont découvert que sa machine à écrire a servi à copier des samizdats. Rendons grâce au zèle de la police soviétique, prompte à traquer les âmes dissidentes : nous lui devons la naissance d'une immense écrivaine.
De Ludmila Oulitskaïa, il faut tout lire. Ses nouvelles, admirables. Ses romans brefs, sublimes. Ses chroniques, percutantes. Et plus que tout il faut lire ses amples fresques, Sincèrement vôtre, Chourik, Le chapiteau vert ou aujourd'hui L'échelle de Jacob. L'intelligence romanesque qui s'y déploie, leur exceptionnel sens du détail, les vies rugueuses et tourmentées que l'on y croise – tout dans les livres de Ludmila Oulitskaïa nous fait éprouver, au sens le plus fort, notre appartenance à la famille des hommes.
L'échelle de Jacob qui paraît aujourd'hui retrace un siècle de destins tissés avec brio. Le roman s'ouvre en 1975, une époque où le cours de l'histoire semble s'être figé en URSS. Nora vient d'avoir un fils, sa grand-mère meurt, une malle en osier et les lettres qu'elle contient passent de l'une à l'autre. Dépositaire de l'histoire de ses grands-parents, Nora mettra toute une vie à déplier les secrets qu'elle recèle. Et nous voici embarqués à ses côtés pour un voyage époustouflant, où il sera question d'amours entravées, d'illusions perdues, de courage et de liberté, de solidarité et de trahison. Autant de questions qui étaient déjà au cœur du Chapiteau vert, et qui prennent ici une dimension plus bouleversante encore lorsque l'on comprend que l'histoire de Nora et des siens est, à peine transposée, celle de la famille de Ludmila Oulitskaïa.
L'avis d'Edith:
Kate Tempest, poétesse, dramaturge et rappeuse anglaise, se glisse dans sa nouvelle plume d’écrivaine avec fougue et souplesse. Ce premier roman est un petit chef d’œuvre d’originalité simple et percutante.
Becky et Harry, les deux héroïnes principales, enflamment les pages, éclipsant les autres personnages. Becky est une lionne, Harry une championne qui s’ignore. Et les deux ensemble quelque chose au croisement entre âme sœurs et âmes en sang. Dans une atmosphère de grise mine, de nuits étourdissantes et de matins de bois, de vies un peu larguées et d’affaires qui marchent plus ou moins pas, les deux se rencontrent, se reconnaissent. À partir de là, les fils des différentes trajectoires se tissent et s’emmêlent, menant peu à peu vers une apothéose explosive.
Qu’ont-ils de plus, Becky, Harry, et puis Léon, le fidèle bras droit et meilleur ami d’Harry, Peter, le frère d’Harry, fou amoureux de Becky, Ron et Rags, les oncles discrètement mafieux de Becky, puis tous les autres, qu’ont-ils de plus qui fait qu’on s’y attache autant, malgré leurs – parfois très gros – défauts ? Peut-être cette envie désespérée d’être heureux, quitte à se retrouver dans des embrouilles sans nom.
La ville s’effondre, invisible, et les corps tiennent. Par la drogue, l’alcool, l’espoir, l’amour, par la danse effrénée, par obligation, par défaut.
Il y a dans « Ecoute la ville tomber » un peu du Ken Loach de « La part des anges », où le drame social frôle chaque instant l’histoire qui pourrait être heureuse, un brin de thriller, une dose de coup de foudre, et enfin une sacrée plume. L’écriture poétique et directe de Kate Tempest porte le roman, qui slame entre la pluie et la drogue, la danse et la fumée, avec des éclats de lumière dans les yeux de ses protagonistes.
C’est à peine un pavé (avec ses modestes 425 pages) mais c’est un condensé de briques anglaises pleine de fumée crasseuse et de charme sans vernis.
L'avis d'Edith:
Avec « La servante écarlate », Margaret Atwood proposait une dystopie où les femmes sont majoritairement reléguées au rôle de domestiques et cantonnées dans leur fonction reproductrice.
Avec « Le pouvoir », Naomi Alderman propose l'inverse. Un début d'utopie: un beau jour, les adolescentes de 15 ans découvrent une à une qu'elles peuvent maitriser un étrange pouvoir électrique. Peu à peu, toutes les femmes découvrent ce pouvoir en elles et se retrouvent capables de se défendre – et d'attaquer – avec une force qu'elles n'avaient jusque là jamais eue, renversant peu à peu les rapports de force entre les sexes. Mais au fil des pages, le roman devient dystopie. Des femmes, grisées par ce nouveau pouvoir physique et l'accès au pouvoir qu'il permet, en viennent à commettre les mêmes crimes autrefois perpétrés par des hommes.
Ce qui est au début intéressant (un artefact féminin qui rétablit l'équilibre), voire carrément excitant (un super pouvoir!), s'avère vite dérangeant. Ce qui s'annonçait comme un jouissif roman rétablissant l'égalité entre les sexes et l'avènement d'une société meilleure devient un exercice de visualisation, enrichissant mais perturbant. L'auteure décline effectivement des situations brutales actuelles de domination en inversant les rôles: les hommes sont dominés, les femmes sont dominantes. Au final, une réflexion colorée sur le pouvoir dont lectrices et lecteurs ne ressortiront pas indifférents.
Calmann Levy, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Christine Barbaste, 24,55€