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Ásta, mais aussi Helga et Sigvaldi, Jósef, … : des êtres comme nous, orant et errant, dont Stefánsson raconte, dans son nouveau roman, les vies bancales et un peu ratées, les espoirs éteints et perdus, les amours ardentes et brisées – ou manquées.
Comme sa mère Helga, qui n’est pas immunisée contre la routine et à qui, à l’instar de Margrét, il tarde tant de vivre, Ásta, née au début des années 1950 et baptisée d’après une héroïne de roman, a le rêve plus grand que la vie. Elle est « né[e] sous le signe infâme de l’amour » – pour reprendre les mots d’Hélène Picard, une poétesse oubliée que chérissait Colette – puisque son prénom, à une lettre près, signifie justement ce à quoi, comme sa mère, elle échoue, ce qu’elle semble souvent chercher là où il ne se trouve pas, ce qu’elle souille et gâche tout en le vénérant : l’amour.
On la suit, cette âme fêlée, de l’enfance à l’âge adulte, de l’Islande à Vienne, dans un récit qui pourra peut-être, parce qu’il entremêle les époques, passe d’un personnage à un autre, d’une histoire à une autre – y compris celle du narrateur – et est scandé par des lettres d’Ásta à un amour perdu, sembler décousu – mais n’est-ce pas le cas de toute vie, ou de toute histoire ? Et n’est-ce pas ainsi, par tours et détours, aller et retours, que se trame la mémoire, que se tissent et se détissent nos souvenirs, que marche le Temps ? C’est en tout cas ce que suggère l’auteur, pour qui « il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire. »
Stefánsson nous parle ici encore de l’impossibilité d’aimer – et de ne pas aimer – et nous dit combien il est ardu de vivre, surtout « quand aucun chemin ne mène hors du monde », « qu’un seul et même chemin mène au désespoir et au bonheur » et que la vie semble s’ingénier à nier nos désirs, à contrarier nos aspirations. Comme dans Les poissons n’ont pas de pieds ou Entre ciel et terre, le narrateur émaille son récit de considérations à la fois péremptoires et désinvoltes, graves et légères, souvent banales mais justes – « Une nation qui a perdu sa langue pourrait tout aussi bien s’exiler sur la lune ! », « Certains mots portent en eux un séjour en enfer », « Ecrire, c’est lutter contre la mort », …
Ces thèmes, ce ton et un style plein de viridité dotent les récits de Stefánsson d’un charme puissant que son âpre lucidité, qui n’est pas exactement, ou pas seulement, du pessimisme, ne ternit pas le moins du monde – au contraire : même si « elle est assez longue et laide comme ça, l’aventure de la vie », il nous rappelle aussi, livre après livre, qu’« il est délicieux d’exister » – et qu’il est au moins aussi délicieux de le lire.
Dans l’Espagne des années 1930, un jeune utopiste s’engage du côté franquiste pour des idéaux qui le dépassent. Manuel Mena, incarnation type de la jeunesse révoltée, trouvera la mort au combat durant la bataille de l’Ebre en 1938. Grand-oncle de Cercas, l'auteur se plonge dans l'histoire familiale et remet en question l’idéologie de cet homme dû à son engagement rapide et extrême en menant une enquête approfondie. Toute la question résidera dans le choix d’écrire un roman sur un individu luttant pour les mauvaises causes sans l'ériger au rang de héros. Cercas optera pour la prise de distance constante et la justesse des faits rapportés. Roman d’investigation, l’auteur affronte les fantômes du passé s’entourant de personnes fortes telles que sa mère ou encore le réalisateur et écrivain Trueba. Une vieille maison familiale dans un petit village d’enfance sera le point de chute de toutes ses révélations et le socle qui permettra à Cercas d’assumer les responsabilités de ses ancêtres. Un dilemme se profile devant lui: ne pas dévoiler ce passé honteux ou témoigner pour prendre part à l’Histoire. Il choisira finalement de rendre ses recherches publiques. La mémoire individuelle de Cercas apporte alors un éclairage à la mémoire collective et, par cet engagement, donne voix à toutes les victimes. Dans une époque où l’Espagne est encore en reconstruction suite à cette guerre Civile, la littérature devient une source de réconciliation et d’acceptation du passé tout en responsabilisant les coupables. Le Monarque des Ombres s’inscrit donc dans cette littérature post-traumatique qui joue un rôle cathartique tout autant pour Cercas que pour la société espagnole. L’indicible et la honte sont deux barrières que l’auteur dépasse merveilleusement bien à l’aide d’un langage historique et de multiples témoignages. Ce récit autobiographique touchant ouvre les portes d’une histoire intime et nationale qui nous tient en haleine du début à la fin et nous éclaire sur des passages sombres et cachés d’une période marquante.
Actes Sud, traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic, 22,50 €
Livre après livre, de L’histoire de l’amour à La grande maison, Nicole Krauss poursuit une réflexion profonde sur l’essence-même de la littérature. Le doute, la perte, le souvenir, ce qui se dérobe, échappe et tente de se dire, tout cela est encore, et plus que jamais, au cœur de Forêt obscure.
Titre polysémique, obsédant et mystérieux, pour un livre qui se lit comme on vit une expérience à la fois belle, douloureuse, étrange et révélatrice.
Deux récits s’y entrecroisent: l’un (en « il ») autour de la disparition à Tel-Aviv d’un riche américain d’âge mûr, l’autre (en « je ») centré sur Nicole, auteure new-yorkaise en vue, fuyant en Israël un mariage qui se meurt et une panne sèche d’écriture.
Il y a certes des échos entre ces deux personnages, ces deux destinées mais Nicole Krauss ne s’en contente pas pour faire vivre son intrigue. Nous suivrons ces deux-là jusqu’au bout de leur quête, traversant villes, déserts et forêts profondes. Deux expériences de la fuite mais aussi, et surtout, d’un bouleversement, d’une « métamorphose ».
Krauss interroge les limites du réel et de la fiction, voire de l’autofiction, comme lorsque Nicole (le personnage) ressent épisodiquement l’existence d’univers parallèles, d’autres possibles. Ou lorsqu’un troisième personnage, Kafka lui-même, vient hanter les pages de ce roman, comme pour nous faire entrevoir un autre temps, un autre espace. La présence fantomatique du grand écrivain ouvre encore d’autres voies à notre façon de lire le réel.
Roman onirique, mystique, psychanalytique où la forêt est omniprésente, symbolisant tout à la fois le sentiment de perte et d’égarement mais aussi la protection, le repli, la « chambre à soi », un lieu de régénération. Forêt obscure est un livre rare, qui réussit tout à la fois à nous guider et à nous perdre. Un véritable chef-d’œuvre.
Nicole Krauss est LA grande auteure américaine de notre temps !
Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Paule Guivarch, 23 €