Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30
Huit ans apès "La singulière tristesse du gâteau au citron", quel plaisir de retrouver l'univers si singulier d'Aimee Bender, la magie et la grâce de son écriture et cette façon unique de partir du plus intime pour nous emporter loin.
"Un papillon, un scarabée, une rose" raconte la tentative éperdue d'une jeune Américaine pour retracer quelques journées de son enfance. Journées déterminantes où sa mère bascule dans la folie et laisse une fillette de huit ans trouver seule son chemin dans la vie. Confiée à une baby-sitter puis envoyée chez une tante à Los Angeles, bien loin de sa ville natale, Francie grandit aussi sereinement que possible. L'intelligence vive de la petite fille, sa sensibilité, l'accueil plein d'amour reçu chez sa tante sont comme autant de balises qui l'ancrent durablement. Mais elle sait qu'il lui faudra un jour explorer les zones d'ombre de ces journées-là.
Et Francie attendra vingt ans pour se donner le droit d'ouvrir la boîte aux souvenirs. Ils sont toujours bien là, "tenaces et concrets, comme si on pouvait les laver ou les gratter". Francie dresse une tente sur son balcon: ce sera le cocon d'où elle partira fouiller le passé pour y trouver du sens. Les souvenirs se matérialisent peu à peu, s'emboîtent dans son esprit. Ils palpitent d'une vie propre, saturent l'espace de la tente et l'esprit de Francie. Ce n'est pas un hasard si elle a choisi pour métier de rendre vie à des objets récupérés dans des vide-greniers, de les nettoyer de leur passé pour qu'ils puissent endosser une nouvelle vie. Ce talent qu'elle a, il lui faudra l'appliquer à sa propre mémoire: repérer les souvenirs qui ont le plus de valeur, ôter la poussière qui les encombre et s'ouvrir ainsi un horizon possible.
Comme dans ses précédents romans, Aimee Bender n'a pas son pareil pour évoquer l'enfance, son intensité, sa capacité à affronter les faiblesses et les incertitudes des adultes. Francie est un personnage solaire et bouleversant, qui avance vaillamment sur le fil étroit qui la relie à sa mère. Alors que "la pellicule qui recouvrait le monde et lui donnait du sens s'était décollée", elle puisera au plus profond d'elle-même les ressources nécessaires à sa survie, aidée par trois minuscules talismans - le papillon, le scarabée et la rose du titre, qui nimbent le roman d'une délicieuse "pensée magique".
Aimee Bender fait baigner ce roman de résilience dans une lumière douce et vibrante. "Un papillon, un scarabée, une rose" est une rêverie proustienne où s'invitent la fantaisie et la grâce. Page après page, c'est un enchantement.
Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy
Disponible en format numérique ici
Un livre bleu.
Un livre jaune.
Deux éclats de couleurs vives dont je sais qu'ils deviendront des points de repère et des points d'ancrage dans ma bibliothèque.
Deux livres modestes et puissants, drôles et déchirants, libres, inclassabes, qui seraient comme le reset pour notre siècle d'"Une chambre à soi" de Virginia Woolf — pas moins.
"Ce que je ne veux pas savoir" et "Le coût de la vie" sont deux pièces du puzzle de la living autobiography de Deborah Levy, le premier arrimé aux années d'enfance et d'adolescence, le second à ce moment, crucial dans une vie, où il faut faire le bilan et s'acquitter du prix de la liberté, du désir, de la clairvoyance.
Les deux livres s'ouvrent sur un ailleurs, le Mexique ou Majorque, dans des auberges où la conversation d'inconnus permet à l'écrivaine solitaire de cerner les points de bascule de sa propre vie: son enfance, l'écriture, son divorce. Le détour aiguise le regard et fait advenir le récit.
"Déployer des idées à travers toutes les dimensions du temps est la grande aventure d'une vie passée à écrire". L'écriture de Deborah Levy a une souplesse incomparable, mêlant dans un même souffle le passé et le présent, le trivial et l'éblouisant, le désespoir et l'ironie. Tout tient ensemble, comme peuvent cohabiter dans son sac de mère divorcée un livre de Freud, un chargeur pour la batterie de son vélo électrique, un rouge à lèvres, un tournevis et cinq clémentines. L'écriture déstabilise les frontières, elle est poreuse au chaos, aux effondrements, aux instants de grâce. Elle attrape la vie dans toute sa complexité et s'en nourrit pour donner du sens, de la consistance, de la beauté peut-être.
On s'arrête souvent à la lecture de ces livres si profondément intelligents, pour relire un paragraphe, retourner en arrière, glaner une phrase éclairante. Comme "Une chambre à soi" a ouvert un espace de réflexion sur ce qu'est une femme qui écrit, les livres de Deborah Levy sont aussi un lieu d'écho et de résonance pour les questions féministes d'aujourd'hui. Ils accompagnent au plus près tous les seuils qu'il faut franchir dans une vie pour gagner la liberté. C'est vivifiant et inspirant.
"En fait, j'ignorais totalement à quoi ressemblait la sérénité. La sérénité était censée être l'un des personnages principaux de la féminité telle que la culture la définissait autrefois; Elle est sereine et endurante. Oui, elle est si douée en matière d'endurance et de souffrance que ces caractéristiques pourraient même être les personnages principaux de son histoire.
Peut-être que la féminité, ainsi qu'on me l'avait appris, était arrivée à son terme. La féminité, en tant que personnalité culturelle, n'exprimait plus rien pour moi. Il était évident que la féminit, telle qu'elle était écrite par les hommes et jouées par les femmes, était le fantôme épuisé qui continuait de hanter le début du XXIe siècle. Qu'en coûterait-il de sortir de son rôle et de mettre un terme à ce récit?"
Éditions du Sous-Sol, brillamment traduit de l'anglais par Céline Leroy, 16.50 euros par volume
Disponible en format numérique ici.
C'est un livre qui s'avance à bas bruit. Sa discrétion est là déjà dès le titre, comme programmatique: ici rien de spectaculaire, il ne sera question que de petites choses. Et pourtant, les lecteurs qui suivent l'Irlandaise Claire Keegan depuis "Les trois lumières", publié par Sabine Wespieser il y a presque dix ans, savent combien ses livres sont retentissants. Intenses. Vibrants. Inoubliables.
"Ce genre de petites choses", c'est ce qui vient bouleverser le quotidien de Bill Furlong, marchand de charbon dans une petite ville d'Irlande. Père aimant de cinq filles, époux dévoué, Bill a plutôt bien réussi. Ce n'était pas écrit d'avance pour l'enfant sans père qu'il a été. De ses années-là, de la vulnérabilité de sa mère enceinte à quinze ans, Il a gardé la conscience que "ce serait la chose la plus facile au monde de tout perdre". Alors Bill s'accroche, travaille dur, essaie de mettre de la bonté dans l'âpre quotidien.
Quand s'ouvre le roman, la fin d'année est proche, le froid bien installé. Jamais les corneilles n'ont été aussi nombreuses qu'en cette année 1985. Dans l'Irlande catholique, tout le monde se prépare à célébrer Noël. Installé à la lisière de la ville, le couvent en est pourtant comme le cœur battant, l'endroit où tout se sait, où tout se juge, où les enfants vont à l'école. En y livrant un matin le charbon commandé par les sœurs, Bill va faire une découverte qui l'ébranle au plus profond.
"Pourquoi les choses les plus proches étaient-elles souvent les plus difficiles à voir?" se demande Bill. Il sait que pour lui, désormais, rien ne sera plus comme avant. Il sait que "pour se regarder en face dans le miroir", il lui faut trouver le courage de mettre en péril tout ce qu'il a si patiemment construit — son identité, sa famille, sa réputation. C'est le cheminement de cet homme simple et généreux que nous donne à suivre Claire Keegan, avec une palette de sentiments et d'émotions d'une infinie richesse.
"Ce genre de petites choses" nous parle intimement de la plus grande de toutes: l'audace d'espérer et de construire un autre monde. Plus que jamais, nous avons besoin de cette audace-là.
Sabine Wespieser, traduit de l'anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, 15 euros