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Qu'est-ce qu'un roman réussi? Celui qui, racontant une expérience lointaine et singulière, parle intimement à chacun de ses lecteurs. En ce sens, Lumière d'été, puis vient la nuit, comme tous les livres de Jón Kalman Stefánsson, est une réussite éclatante. En déroulant le fil des histoires d'un village isolé sur la pointe Ouest de l'Islande, il nous donne des nouvelles de nos désirs, de nos fantômes, de nos espoirs. Il éclaire, remue, étonne avec grâce et légèreté.
La magie des livres de Jón Kalman Stefánsson vient de leur langue, une langue limpide mais qui mobilise tous les registres et mêle le lyrique au trivial, le souffle épique aux vies minuscules. C'est que, pour affronter l'opaque nuit islandaise, il faut s'armer de mots et garder à l'esprit que "la plupart des mots ont tant de facettes que nous sommes souvent pris de vertiges". Avec ces mots, avec le sédiment qu'ils déposent, on assemble des histoires qui ont quelque chose d'organique, qui tiennent en vie aussi fermement que l'air qu'on respire, des histoires qui sont le meilleur remède à la solitude et au chagrin.
Dans le village dont nous parle Lumière d'été..., il n'y a ni église, ni cimetière. L'éternité choisit de s'y manifester dans le ciel si vaste. Un ciel que scrute inlassablement l'ancien directeur de l'usine locale devenu astronome après avoir, une nuit, fait un rêve en latin. Cette histoire ouvre le livre, elle sera bientôt tissée à des dizaines d'autres, drôles ou poignantes, couvrant d'un manteau narratif ce village dont "la particularité (...) consistait précisément à n'en avoir aucune". Tout l'art de Stefánsson tient là, dans la couture souple de ces bouts de vie. L'époque n'est plus aux sagas qui ont donné son âme à l'Islande, ni aux destins dépliés d'un point à un autre, linéairement. Aujourd'hui, les vies sont complexes, pleines de hasards et de ruptures; elles cachent sous les apparences des mondes insoupçonnés: un grand désordre d'inconscient, de rêves enfuis, d'occasions que l'on n'a pas tentées. "On ne parvient jamais à tout raconter, on ne fait que rassembler des fragments, mais nous n'avons pas d'autre choix que de nous en contenter". C'est ce matériau-là, fragmentaire et mouvant, que travaille le romancier. Comme l'astronome, comme son fils qui observe en silence les oiseaux sur la lande, il sait "qu'il faut également prendre soin des choses invisibles".
Lumière d'été, puis vient la nuit est un roman dont le charme se diffuse généreusement. Moins âpre que les autres livres de son auteur, il n'en est pas moins ensorcelant. Sous les apparences d'une chronique villageoise, Jón Kalman Stefánsson éclaire la beauté et le tragique de toute vie humaine: "la vie semble parfois d'autant plus vaste que le lieu qui l'abrite est petit".
Grasset, traduit de l'islandais par Éric Boury, 23.50 euros
Disponible en format numérique ici
Et Mimì pense qu'il va les tuer tous. Tous, s'ils ne partent pas, s'ils ne partent pas d'ici, s'ils ne le laissent pas seul, dans ce salon, Mimì va faire un carnage, il va les tuer tous.
C'est ainsi que s'ouvre "Je suis la bête", le magistral premier roman d'Andrea Donaera, et dès ces premières lignes tout est déjà là: la tension, la noirceur, la dimension implacable de la spirale de violence qui s'enclenche. La puissance de l'écriture aussi, ces mots âpres qui tournent et reviennent et piétinent autour des mêmes obsessions jusqu'à faire exploser les sens.
Dans le salon où Domenico Trevi, dit Mimì, laisse enfler sa fureur, il y a un cercueil, et dans ce cercueil le corps méconnaissable de son fils. Le garçon s'est suicidé en se jetant de la fenêtre de l'appartement familial. Il avait quinze ans, une âme de poète emprisonnée dans 130 kilos de chair, un chagrin d'amour trop lourd à porter.
"Je suis la bête" est une plongée au coeur des Pouilles, terre délaissée des lettres italiennes. Loin du cliché touristique, ce qu'Andrea Donaera fait éprouver, c'est le sirocco, la moiteur suffocante, l'emprise du patriarcat et de la "Société", cette Sacra Corona Unità dont Mimì est l'un des barons, puissant et craint. Épaulé par des sbires dont l'obéissance servile n'a d'égale que la cruauté, Mimì met en place un engrenage de vengeance pour punir Nicole, la plus belle fille du lycée, celle qui a éconduit son fils et, il en est persuadé, l'a mené au suicide.
On avance vers la tragédie en alternant les points de vue. De chapitre en chapitre, d'autres voix répondent à celle de Mimì – sa fille Arianna, Nicole elle-même et Veli, tout à la fois séquestré par le clan et geôlier d'autres victimes. Chacune de ces voix s'épuise dans le même ressassement, comme s'il fallait éprouver les mots, les cogner sans cesse contre les angles de la réalité pour creuser un chemin de compréhension dans le tumulte des sentiments. Ce travail sur la langue donne au livre son goût minéral et sa puissance peu commune.
Envoûtant, obsédant, jamais complaisant dans sa peinture de la violence, "Je suis la bête" est un roman qui capte au plus juste l'âme d'une terre et des hommes qui l'habitent. Un livre stupéfiant de maîtrise, qui émeut et ébranle à chaque page.
Cambourakis, traduit de l'italien par Lise Caillat, 21 euros
La montagne, une tente vétuste, des boîtes de haricots, un carnet et un chien pour seule compagnie, voici la recette idéale pour une connexion totale à la puissance de la nature et à l’intériorité de chacun. Pete Fromm, alors étudiant à l’université de Missoula, se voit chargé en tant que jobiste de surveiller un élevage de saumons pendant sept mois au cœur des Rocheuses où la trace de l’homme est encore très peu marquée. C’est, en effet, une région sauvage qui, lors des premières nuits, lui paraît hostile, reculé dans une prairie aux abords de la rivière. Mais, petit à petit, apprivoisant son environnement, parfois avec beaucoup d’audace et de cran, s’inspirant de lectures de récits d’explorateurs ou de trappeurs, ce jeune étudiant imprudent découvre et se régale (dans tous les sens du terme) d’un univers dont il n’avait pas conscience jusque-là : le monde du vivant régi par l’esprit de la montagne et de ses habitants.
Inspiré d’un épisode fondamental de sa vie, ce récit est une initiation à l’essence même de la vie tant pour le narrateur que pour le lecteur. Aux côtés de Pete Fromm, nous partons en voyage solitaire et en quête de l’essentiel, à travers des décors époustouflants, sublimement décrits. Au détour d’une expédition dans la neige, d’une traque d’un élan ou d’un lynx, de kilomètres avalés sans victuailles, de moments de solitude profonde, une joie intense surgit et la plénitude nous frappe de plein fouet : nous apprenons, partageons et célébrons ensemble l’intensité, aussi simple soit elle, d’être en vie. Au sortir de ce livre, il est impossible de ne pas porter un regard nostalgique à son sac-à-dos et ses bottines qui dorment dans le placard ; la tentation est grande de (re)partir à la découverte et à la rencontre de cet univers naturel dont nous provenons, qui coupe le souffle et donne un sens à l’existence.
Gallmeister, traduit de l'anglais (États-Unis) par Denis Lagae-Devoldère, 9.80 €
"Indian Creek" est le lauréat de la première édition du Prix des Jeunes Libraires. Un jury de 130 jeunes libraires, auquel Clémence a participé, a choisi ce livre parmi quatorze autres romans. Pour découvrir les autres titres de la sélection, c'est ici.