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je ne reverrai - altanL'avis d'Anouk:

Il y a des livres qui s'imposent par leur absolue nécessité, et « Je ne reverrai plus le monde » est de ceux-là.

Les textes rassemblés par le journaliste turc Ahmed Altan, emprisonné depuis la tentative de putsch de l'été 2016 en Turquie, fugacement relaxé début novembre et de nouveau derrière les barreaux, sidèrent par leur puissance d'évocation. Ahmed Altan raconte, dans une langue de peu de mots et qui va droit au but, son arrestation, la vie en prison, les privations, son combat au quotidien pour préserver sa dignité et son humanité. Il nous montre aussi combien la littérature sauve du pire : « Je ne suis pas là où je suis, ni là où je ne suis pas. Enfermez-moi où vous voulez, je parcours le monde avec les ailes de l’imagination. »

L'emprisonnement n'empêche pas Ahmed Altan de vivre et de penser en homme libre. Sa liberté et sa noblesse sont irréductibles, infiniment plus solides que les barreaux de sa prison. Sa liberté et sa noblesse nous font éprouver, aussi, combien il est honteux de se taire et de laisser le champ libre aux bourreaux.

Actes Sud, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 18.50 €btn commande

 

girl edna obrienL'avis de Clémence :

« J'étais une fille autrefois, c'est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeau. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j'ai vue, cette première nuit d'effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l'école. »

Cet incipit de Girl annonce la puissance du nouveau roman d'Edna O'Brien. Basé sur l'enlèvement de lycéennes par Boko Haram au Nigeria en 2014, ce texte bref rend hommage et dénonce les atrocités infligées par ce groupuscule extrémiste dans un souffle intense et profond. Impossible de relâcher le rythme de la lecture, la tension est à son comble comme si la vie de cette jeune femme dépendait de notre assiduité à tourner les pages. Bien plus qu'un récit sur un fait d'actualité, Edna O'Brien touche une authenticité à travers une fiction poignante qui, comme pour le personnage principal, Maryam, retourne les tripes, les laissant à l'état de bourbier. Pourtant, une pudeur est constamment mise en place alors que les actes horrifiants et humiliants des bourreaux sont décrits avec fermeté.

L'auteure aborde l'indicible à partir de l'intériorité de cette jeune victime et ainsi permet au lecteur de se projeter et de capter un tant soit peu l'horreur vécue par des centaines de personnes. La quête de recouvrer une liberté volée sera le point de départ d'un espoir sans fin qui raccroche à la vie et le fil conducteur de ce roman. Devenue une femme du « bush », souillée et meurtrie, Maryam et son enfant Babby devront continuer à lutter pour cette liberté, même auprès des leurs. Une vie volée pour une vie donnée, mais deux vies détruites, entre parenthèses et sans identité.

Texte d'une nécessité indubitable, professeurs, parents, amis, famille, ce roman est à mettre entre toutes les mains pour rendre hommage et justice, pour lutter et défendre les valeurs justes qui sont bien trop souvent mises à mal.

Sabine Wespieser, traduit de l'anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, 21€btn commande

conversations entre amis - rooneyL'avis d'Anouk:

La sensation de la rentrée littéraire étrangère vient de Dublin: Sally Rooney, 28 ans tout juste, deux romans qui ont affolé le monde anglophone (son deuxième livre, "Normal People", a reçu en 2018 le titre de meilleur livre de l'année devant celui de... Michelle Obama) et un talent peu commun pour dire ce que c'est qu'être jeune aujourd'hui. 

"Conversations entre amis" arrive donc précédé d'une réputation énoooorme, et l'on comprend immédiatement pourquoi. On trouve à chaque page de ce livre un ton, une fougue, un rythme qui saisissent le lecteur, le malmènent dans ses certitudes et lui offrent la conscience jubilatoire d'assister à la naissance d'un grand auteur. Un surgissement comparable à celui éprouvé à la lecture des Corrections de Jonathan Franzen ou du Sourire de loup de Zadie Smithc'est dire.

On a beaucoup dit que Sally Rooney était la romancière des Millenials, et c'est indéniable. On n'a encore jamais lu comme chez elle le désarroi de cette génération, sa précarité sociale ou affective, sa peur de l'engagement et de la fixité, sa solitude malgré l'instantanéité des échanges sur les réseaux sociaux. Tout est mouvant et fluide: les identités, les places sociales, le sexe.

Et pourtant, malgré cet ancrage éminemment contemporain, "Conversations entre amis" apparaît aussi comme un roman classique, ainsi que son titre le laisse entendre. On y entend la voix de Frances, 21 ans. Étudiante en lettres, elle se produit dans des performances poétiques avec son ex, la pétillante Bobby. "Bobby et moi" sont les premiers mots du livre et ils rythment le texte à plusieurs reprises, tant Frances semble avoir du mal à exister sans Bobby. L'exubérance de celle-ci contrebalance le côté taciturne de Frances, et puis il y a entre elles un fossé économique et social: Bobby vient d'un milieu aisé, Frances d'une famille provinciale en galère. Un soir, à la suite d'un de leurs spectacles de lecture, les deux filles croisent une photographe connue, Melissa. Elle les invite à partager un repas chez elle et leur présente son mari, Nick, comédien célèbre. "Conversations entre amis" est le récit du jeu complexe de relations qui vont se tisser entre ces quatre personnes, deux très jeunes filles et deux trentenaires, deux "débutantes" et deux "héritiers".

En nous plongeant dans leurs histoires d'amour et d'amitié, Sally Rooney touche au plus juste, réussit à nous faire rire juste après nous avoir serré le coeur (et vice versa). Elle fait de sa narratrice Frances un personnage absolument magnifique, à l'intelligence acérée, encline à une autodérision féroce, tout à la fois insolente et tellement cultivée. Frances se montre distante et réservée en toutes circonstances, alors qu'à l'intérieur elle est submergée d'émotions puissantes et contradictoires. Sa voix porte le livre et le contamine de son énergie désabusée.

Et puis, "Conversations entre amis" vient aussi nous rappeler, à l'heure de la communication creuse et de l'ultra moderne solitude, le pouvoir subversif de la parole échangée. Cette parole qui vient remuer le désir, le rend agissant, et change le monde.

Un grand livre, assurément, et une romancière dont on est impatient de suivre la trace.

 

L'Olivier, traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 23 €btn commande

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