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Avec Yémané, on s'octroie un instant de silence pour écouter, sentir et regarder ce nouvel endroit où il a débarqué - la fameuse "jungle" de Calais. Pour se souvenir surtout: de sa maman et de tous ceux qu'il aime restés là-bas gonflés d'espoir en lui, puis de la traversée dangereuse durant laquelle, malheureusement, il a lâché la main de son frère. Pour essayer de comprendre pourquoi il lui a fallu quitter son Érythrée, et pourquoi, en fait, la vie est une loterie. Pour pleurer, aussi. Pour découvrir, enfin, d'autres chemins, d'autres possibles. Pour se reconstruire. Pour construire sa vie.
Une maison à l’abandon, derrière une grille étreinte par une généreuse glycine, au cœur du Patershol à Gand. Nous sommes en 1979 et le narrateur – Stefan Hertmans lui-même –, jeune homme fraîchement sorti de l’université, se sent appelé par le lieu. Il achète aussitôt la maison inhabitée depuis des années et en piteux état. Il y vivra plus de vingt ans et dans les pièces sombres et souvent humides, se rassembleront régulièrement bon nombre de gens de passage, reflets de la gauche intellectuelle post-soixante-huitarde gantoise des années 80.
Et pourtant, aux moments les plus obscurs de notre histoire contemporaine, avant Hertmans – qui ne l’apprendra vraiment que lors de la quitter –, cette demeure avait abrité un certain Willem dit Wim Verhulst, Flamand nationaliste ultra de la première heure devenu dignitaire nazi, important préposé de l’administration du Reich en Flandre occupée.
En 2018, Stefan Hertmans, écrivain flamand incontournable, lui qui avait ébahi le lecteur avec Guerre et térébenthine et Le cœur converti, décide de mener l’enquête sur l’homme qui a vécu sous son toit, y a élevé sa famille et mené cette funeste carrière. Wim Verhulst, quidam issu d’une bonne famille flamande, avait notamment pour tâche, au sein de la Gestapo sise dans la cité gantoise, d’établir d’intraitables listes de noms d’hommes et de femmes jugés dissidents par le régime en place et d’ainsi vouer beaucoup d’entre eux au destin que l’on sait.
Les recherches d’Hertmans – il le raconte – furent extrêmement poussées : il a examiné les nombreuses notes, lettres et mémoires du principal intéressé, les a mis en relief avec ceux de certains de ses proches issus du cercle privé et professionnel, a rencontré à plusieurs reprises ses filles, encore en vie aujourd’hui, ainsi que d’autres personnes qui ont croisé son chemin, a dépouillé en détail les multiples archives et notamment celles issues des cercles nationalistes flamands, s’est rendu sur les lieux chers à l’homme en Flandre, aux Pays-Bas, en Allemagne, a retrouvé photos et objets en tout genre (dans le grenier de la maison et ailleurs)… Résulte de ce travail un roman pour le moins détonnant. Avec l’épatant don de conteur qu’on lui savait déjà, Stefan Hertmans dresse le portrait minutieusement détaillé et complexe d’une ascension, celle de Wim Verhulst, mais aussi et surtout – c’est là selon moi le tout grand enjeu de ce roman – celle d’un nationalisme flamand, hissé haut par des femmes et des hommes fermement déterminés et gonflés d’idéaux qu’explique la courte mais très particulière histoire de Belgique ; un nationalisme encore et plus que jamais vivace au nord de notre petit pays.
Une ascension lève le voile sur un pan délicat de la réalité belge, et on le sait, contribue certainement à rouvrir la boîte de pandore. Alors qu’en Europe, nombreux semblent être séduits par des positionnements politiques radicaux, c’est une lecture éclairante et vertigineuse, un indispensable de cet hiver 2022.
Éditions Gallimard, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, 23 euros
Disponible en format numérique ici.
Ne cherchez plus: le roman le plus drôle et le plus retors de ce début d’année est signé Julia Deck. Son Monument national, comédie sociale menée à vive allure, est un régal d’ironie, de subversion et de malice.
Serge Langlois est un sacré monument national. Gloire un peu passée du cinéma français, il tient de Belmondo et de Depardieu avec une touche de Johnny Hallyday ; il n’y a guère qu’Alain Delon pour lui faire de l’ombre ("un rival et un frère depuis plus de quarante ans"). L’âge venu, à peu près rangé de ses addictions, Serge Langlois coule des jours paisibles dans son château aux portes de Paris, entouré de sa troisième épouse, d’une armada de domestiques et de sa collection d’ancêtres automobiles. Ancienne miss Côte d’Azur, Ambre Langlois règne sur l’intendance du château et met sa vie en scène sur instagram et dans la presse people. Les deux enfants adoptés par le couple, Orlando et Joséphine (qui est aussi la virevoltante narratrice du roman) grandissent en observant ce drôle de petit monde.
Sous le décor glamour de la vie des Langlois, tout est faux, aussi toc que le décor Louis XVI dans lequel ils évoluent. Changements d’identité, mensonges et doubles vies: chacun ici a des choses à cacher, et l’on va de fausses pistes en chausse-trapes – Julia Deck excelle depuis Viviane Elisabeth Fauville à construire des intrigues à tiroirs et à se jouer avec brio de ses lecteurs. Aussi, quand des vents contraires se mettent à souffler sur ce monde d’apparences très trompeuses, ledit monument national s’effondrera tel un château de cartes.
Avant cela, on aura croisé dans les coquets salons des Langlois une caissière en cavale, un coach sportif au passé louche, le couple Macron soucieux de "faire populaire" et quelques inquiétantes pattes de lapins. C’est dire si l’intrigue est ébouriffante et inclassable, si elle attrape notre époque et ses faux-semblants dans des filets bien serrés.
Monument national est une joyeuse mécanique romanesque. En détournant les codes du vaudeville, du roman social et du huis-clos, Julia Deck signe un livre singulier, irrésistible et implacable. Du grand art!
Disponible en format numérique ici
Hasard du calendrier ou marketing taquin au bras long… Le jour où on apprend qu’un pont hollandais bientôt centenaire et rénové en 2017 devrait être démonté pour laisser passer le luxueux yacht de Jeff Bezos, mirifique patron d’Amazon, il est à la fois réjouissant et effrayant de voir que Pierre Maurel, avec Michel, son héros des temps modernes (tome 1), ce fils des âges farouches (tome 2), s’est emparé du sujet, dénonçant cette absurdité de notre temps.
Michel, après avoir réalisé des reportages radio en freelance sur des cheminots en grève, sur les gilets jaunes, sur tout qui était mis sur le bas-côté par la start-up nation de la génération Macron, s’est retiré à la campagne. Il pensait trouver là simplicité et apaisement ; c’était sans compter sur le passage incessant de semi-remorques transportant d’énormes yachts sur de petites routes en lacets afin d’atteindre le mouillage à la belle saison. Dans l’attente de la fin du chantier d’un pont ouvrant une voie plus confortable à ces convois exceptionnels, la population du village doit composer avec accidents, bouchons, dégradations de chaussée et autres incivilités. Elle s’insurge mais rien n’y fait. Le maire de la petite commune touchée ne réagit pas. Quel intérêt protège-t-il ? Michel, à qui on ne l’a fait pas, sort de sa retraite champêtre, investigue à nouveau et passe à l’action quand il le faut !
Si vous aimez « Les vieux fourneaux » de Lupano et Cauuet, vous adorerez Michel qui en est un digne disciple. D’album en album, Pierre Maurel croque avec toujours plus de justesse et de finesse notre époque et saisit toutes les petites redditions que « ceux qui ne sont rien » accordent trop souvent aux puissants. Michel ne s’en laisse jamais conter et s’il agit avec énormément d’humour et de bonhommie, il le fait aussi avec pugnacité. Si comme Michel, vous voulez d’une société plus juste et solidaire où l’entraide n’est pas un vain mot, il est temps de mouiller le maillot.
Véritable manuel de désobéissance civile, cette série est parfaite, plongez-vous dedans !
L'employé du moi, 18 €