Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30
Trois ans après Leurs enfants après eux et son Prix Goncourt, Nicolas Mathieu poursuit son exploration romanesque de la vie ordinaire. Il parle comme personne des rêves d'ado fracassés sur le mur du réel, des amours trop souvent déçues, de cet Est de la France où le ciel bas écrase les aspirations à une vie meilleure.
Cela pourrait être terne et c'est tout le contraire: la vie pulse à chaque page, avec un effet de réel saisissant et énergisant. Connemara est une histoire de colère et de rédemption, portée par des personnages inoubliables. Nicolas Mathieu est l'incroyable sismographe de leurs émotions, de leurs échecs, de leurs espoirs – qui sont aussi les nôtres.
On ne choisit pas de naître à Cornécourt. Dans cette petite ville proche d’Épinal, la vie s’étire sans horizon. C’est l’un de « ces endroits qui n’ont ni la mer ni la tour Eiffel, où Dieu est mort comme partout, et où les soirées s’achèvent à vingt heures en semaine et dans les talus le week-end. »
Adolescente brillante et solitaire, Hélène grandit auprès de parents aimants mais aux ambitions modestes. Elle sait qu’il lui faut s’arracher, et vite, à cet Est trop terne. La vie l’attend ailleurs. Les études, un boulot harassant mais lucratif, un mariage avec un fils de bonne famille: quand elle revient à presque 40 ans dans sa Lorraine natale, Hélène a pris sa revanche sur son milieu d’origine. Et pourtant: est-ce que cela ressemble à ça, une vie réussie? À tant et tant d’arrangements avec la vérité, tant et tant de renoncements, aux yeux si souvent fermés sur la médiocrité, le machisme, les trahisons? Hélène se sent flouée. L’amertume et la colère se disputent son esprit.
Autour d’Hélène, Connemara tisse sur trente ans les trajectoires de femmes et d’hommes sur le fil. On y croise des enfants déchirés par les tourments des adultes, des adolescents aux désirs flamboyants, des corps solaires ou en souffrance. On y pousse la porte de cafés miteux, d’hôtels de zone commerciale où cacher une heure de sexe adultère, d’open space où exprime crûment la violence du monde du travail. Le sens du détail de Nicolas Mathieu fait merveille. Il sait d’un mot ou d’un silence dire la complexité des êtres, des lieux, des situations. La fresque est grandiose, d’une intelligence percutante sans renoncer jamais à la tendresse, à la générosité, à l’empathie.
Addictif et mélancolique, romanesque et politique, Connemara confirme l'immensité du talent de Nicolas Mathieu. Un livre dont on sait déjà qu'il deviendra un classique.
Gros gros coup de pour cette bande dessinée génialissime que j'ai lue de façon ultra trépidante une nuit à minuit, 3h et 6h du matin. Ca va bien au-delà de cette considération mais lire les aventures de cette beautiful loseuse qui n’obéit qu’à ses envies quand tes bambins se rappellent à toi pendant la nuit, c'est ultra rafraîchissant.
Une anti-héroïne à la Fleabag, jeune trentenaire citadine un peu paumée, qui, non contente de flinguer sa vie sentimentale (ah ça y va !), professionnelle (un job à l’arrache d’embaumeuse aussi bizarre qu’étrange, d’où le sobriquet FUNerariumGIRL), flingue aussi celle de ses amis (une ex et le compagnon de celle-ci).
L’alcool coule à flot, les bêtises qui s’ensuivent aussi. Partout où elle passe, elle sème chaos, exaspération et zizanie
Les couleurs sont vives et pop, les postures dégingandées, le ton enlevé. Aussitôt passée une superbe couverture hommage à Snoopy, héros philo du quotidien des Peanuts, on se retrouve entre Gaston Lagaffe et du trash punk. Faites une belle et grande place à FUNGIRL ! Magistral !
Les Requins Marteaux, 30 €
Il y a une "méthode Vuillard". Une façon, d’un livre à l’autre, d’empoigner l’histoire pour en gratter le vernis et voir ce qu'il cache. Car l’histoire, on sait comment elle s’écrit – avec sa grande hache, et où – trop souvent dans l’antichambre des puissants.
Avec Éric Vuillard c’est autre chose, car « la littérature permet tout, dit-on ». Dans un livre d’Éric Vuillard, l’histoire s’égrène en dates (14 juillet, proclame un titre, ou 20 février 1933 dans L’ordre du jour, ou 25 juin 1928 dans les premières pages d’Une sortie honorable). Des dates souvent tombées dans l’oubli mais donc l’exploration vient ouvrir une brèche dans le récit empesé de l’histoire officielle. De livre en livre, Éric Vuillard s’attache à écrire une contre-histoire occidentale en s’appuyant sur des dates, des faits, des vies tenus pour "insignifiants". À la conquête, il répond spoliation. À la guerre noble, il répond massacre. Aux institutions qui se veulent garantes d’une éclatante démocratie, il répond cynisme.
Une sortie honorable s’inscrit en cela dans une œuvre d’une puissante cohérence esthétique et politique. Le cœur du livre: la fin de l’Indochine française. Pour incarner la longue suite d’errements, d’aveuglements et de méconnaissances qui mènent à la débâcle de la France à Diên Biên Phu et à trente années de guerre pour le peuple vietnamien, Éric Vuillard tisse ensemble des moments éclatés dans le temps et dans l’espace.
Le livre s’ouvre sur la visite d’inspecteurs du travail dans une plantation d’hévéa gérée par Michelin. Nous sommes en 1928 ; cette année-là les bénéfices de Michelin atteignent des records, et trente pour cent (trente pour cent !) des travailleurs de la plantation meurent au travail.
Quelques pages plus loin, nous voilà à l’Assemblée nationale un jeudi de 1950, et des députés qui ne pensent qu’à la gloire du pays et à leur confort de notables votent la poursuite de la guerre. Il y a bien des voix qui s’élèvent, celle d’un député communiste kabyle qui s’époumonne dans un hémicycle presque vide, et celle d’un Mendès France admirable de lucidité. Mais pour le reste… Aucune lâcheté, aucune compromission, aucune bassesse n'échappe à la plume perspicace d'Éric Vuillard. Cette journée déroulée jusqu'à son terme propose un formidable morceau de bravoure littéraire. Elle se conclut par une pirouette à l'ironie mordante: « C’est un succès, la pièce de théâtre devrait tenir ; et en effet, elle restera à l’affiche encore quatre ans ».
Un bond dans le temps, et le livre se clôt sur la chute de Saigon le 29 avril 1975. L’évacuation des derniers Occidentaux est chaotique. « Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu ».
Entre ces trois moments circulent des fils tendus avec beaucoup d’intelligence. Ils dressent des cartographies qui mènent du Palais des Gouverneurs d’Indochine à un studio de télévision à Washington, de l’assassinat de Patrice Lumumba à une réunion de conseil d’administration dans une immeuble feutré du Boulevard Haussmann. Partout à l’œuvre les mêmes éminences grises, la même rapacité, la même violence, la même poursuite d’intérêts privés sous le couvert de faux idéaux : « et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes ».
Il y a bien une "méthode Vuillard": elle entrelace autour d’événements centraux des faisceaux de voix et de faits qui rappellent combien l’histoire est complexe, fluide et jamais linéaire. On ne peut la figer, tout est affaire d’angle de vue. L’histoire selon Éric Vuillard est un exercice de morale et de liberté, qui, pour peu que l’on trouve l’audace ou le courage d’un regard neuf, dynamite le récit des puissants.
Disponible en format numérique ici
Un jour il apparaît.
Ça aurait pu être un autre.
C’est lui.
Veronika Mabardi se souvient de ce matin-là, elle avait neuf ans. À l’aéroport, épuisé par la nuit de vol et par ses pleurs, un petit garçon arraché à sa terre natale est devenu son frère. Shin Do.
À la maison, il y a l’amour, beaucoup d’amour, maladroit parfois mais joyeux et généreux. Shin Do grandit, la famille aussi lorsqu’arrive, de Corée encore, une sœur aînée. Deux filles, deux garçons. Deux grandes et deux petits. Dans le regard des autres, ce regard si lourd à porter qui "fait de ma famille une forteresse à défendre": deux enfants d’ici et deux enfants adoptés.
De ses toutes premières années, Shin Do ne sait rien, ou seulement les ombres qui le rattrapent dans le sommeil et le laissent envahi d’un chagrin inconsolable. Shin Do est un enfant ours: "il y a un trou dans son histoire, et tout l’amour du monde n’y peut rien".
C’est autour de ce vide-là que les mots de Veronika Mabardi cherchent leur chemin. Ils tissent des fragments, cartographient des îlots, quelques territoires incertains "entourés par du vide, du flou, de l’ombre, des images mal révélées". Avec les mots, elle tente de donner sens aux silences, au chaos, à la mort venue trop tôt s’emparer de ce frère "qui sent ce qui compte et ce qui manque". Son livre n’a rien d’un tombeau. Il signe au contraire les retrouvailles après l’arrachement: "Et je te dis tu pour que tu viennes, je t’invite ici".
C’est qu’entre Veronika et son frère, il y a dès les premiers moments une évidente complicité. Dans la famille, ils sont les deux impertinents, ceux qui se cognent au cadre et posent trop de questions. Ceux qui, au fil des années, trouveront dans la création une façon de prolonger leurs questions. Pour elle cela passera par les mots: comédienne, dramaturge, romancière, en cela héritière de ses parents ("le père bricole avec les mots et la mère bricole avec les récits"). Et pour Shin Do, par le dessin et la céramique. Les voies sont différentes mais leurs œuvres à chacun reflètent la même quête de l’essentiel, de l’épure, du tremblement.
Sauvage est celui qui se sauve fait résonner ensemble leurs deux façons d’être au monde, à jamais jumelles.
Ce classique de la littérature norvégienne, qui n’avait pas encore été traduit en français (comment est-ce possible?), les éditions Zulma ont eu la clairvoyante idée de le faire paraître en cette rentrée d’hiver, dans l’excellente traduction (c’est une véritable prouesse!) de Jean-Baptiste Coursaud. Et pour cause, cette lecture est plus que réjouissante, épatante: elle est salutaire !
Égalie est une société renversée, dans laquelle les hommes (les adolescents, les petits garçons, les bébés garçons) occupent la place et le rôle habituellement attribués aux femmes, et les femmes (les adolescentes, les petites filles, les bébés filles) occupent la place et le rôle généralement alloués aux hommes. Et ce système de fonctionnement matriarcal, il est ainsi depuis des siècles et des siècles. Tellement ancré qu’elles sont peu à songer le remettre en question voire à juste le remarquer. Tous nos codes – y compris la langue! – y sont inversés. Le féminin, dans tout ce qu’il constitue, est la norme: tout en Égalie est régi à partir de la femme, de son cycle, de sa teneur, de sa nature. Toujours, le féminin l’emporte. Le sexe masculin, lui, reste tabou, caché, décrié. L’homme, par sa nature plutôt douce et réservée, est destiné à rester au foyer et à s’occuper des enfants. Si d’aventure il amorce une carrière autre que dans le domaine de la puériculture ou du soin à la personne par exemple, il a bien intégré qu’il est vain de trop l’échafauder car sa place est ailleurs. Et pour tout le monde, cela est bien normal. Égalie est par ailleurs une société moderne et florissante, au système social et économique "égalitaire" et dont les citoyennes bénéficient d’instruction et de protection. Une société dans laquelle la question de la lutte des classes, par exemple, se pose à certaines, mobilise même – et ce bien avant la lutte masculiniste, mise au second plan, parfois ridiculisée.
Cela dit, cette lutte masculisniste va peu à peu éclore, prendre forme, se structurer, être conscientisée et idéologisée. Petronius – un jeune homme déterminé qui enfant, rêvait de devenir marine-pêcheuse – s’efforcera de l’incarner et de la proclamer haut et fort, en dépit des terribles barrages qui se dresseront sur son chemin.
Ce roman est génial (je pèse mes mots). Son projet de détournement des genres y est mené à fond, jusqu’au bout. Il permet dès lors de mettre en relief une multitude d’éléments régissant les rapports hommes-femmes si profondément intégrés qu’on les ignorait presque mais qui pourtant, vus sous cet angle, paraissent flagrants. Et on rit! Les Filles d’Égalie s’érige en véritable satire de notre société patriarcale. De manière relevée et intelligente, ce roman s’inscrit dans une mouvance féministe contemporaine incontournable. À chaque page, le lecteur est stupéfait de se rappeler que Gerd Brantenberg l’a fait paraître en… 1977!
Zulma, traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, 22 euros.
Disponible en format numérique ici.