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L'avis d'Anouk:
Il y a longtemps que l'on se plait à parcourir le monde dans le sillage de Laure Leroy, éditrice de Zulma. Elle nous a fait découvrir avec délectation l'Iran de Zoya Pirzad (par exemple avec On s'y fera), l'Islande de Audur Ava Olafsdottir (qui a oublié le bonheur dû à Rosa Candida?) ou Bergsveinn Birgisson (sublime Lettre à Helga), l'Israël de Benny Barbash (My First Sony est une fantasque relecture de l'histoire du pays), ou encore le Japon plein de poésie de Hubert Haddad (Le peintre d'éventail compte parmi les plus beaux romans de l'auteur). Sans doute serais-je passée à côté de Notre quelque part s'il n'avait pas été publié sous la belle couverture de Zulma: un auteur inconnu, un roman situé dans un pays dont je ne connais absolument rien — le Ghana, et l'absence de lexique qui laisse au départ le lecteur perplexe même si c'est une formidable manière, on le comprend vite, de se laisser pleinement immerger dans le monde des personnages... Merci Zulma pour avoir l'audace de publier de telles pépites!
Faux roman policier, Notre quelque part démarre dans une bourgade ghanéenne où est retrouvée "une chose", vraisemblablement des restes humains. L'affaire s'emballe puisque la personne qui fait cette macabre découverte est la maîtresse d'un ministre, et la hiérarchie policière s'évertue à trouver au plus vite la clé de l'énigme. Kayo, un jeune médecin légiste formé en Angleterre et récemment rentré au pays est envoyé sur place manu militari avec la délicate mission d'éclairer l'affaire. Pour Kayo, cette enquête sera surtout l'occasion de se relier à un "quelque part" : des racines, des légendes, une façon d'appréhender le monde dont il s'était coupé par l'exil et la vie à Accra, capitale frénétique du pays. Guidé par un policier débonnaire, Kayo se lie rapidement à Yao Poku, vieux chasseur accro au vin de palme dont les histoires singulières lui ouvrent les portes d'un monde fascinant. Il démêlera petit à petit les fils tortueux de l'histoire du village. Notre quelque part n'est pas, comme on pourrait le croire au départ, le roman du choc des mondes dans l'Afrique d'aujourd'hui : le médecin légiste contre le guérisseur, la technique occidentale contre la sagesse traditionnelle, les villes trépidantes contre les campagnes alanguies, le polar contre le conte. Il est au contraire celui de l'entremêlement, de l'estompement des frontières, d'une humanité réconciliée. Un quelque part dont chacun peut faire son quelque part.
Mais on n'a rien dit encore du plaisir de lecture qu'offre ce livre malin et enlevé si l'on ne parle pas de la langue qui porte l'intrigue. Nii Ayikwei Parkes mêle les registres, les langues (l'anglais et les langues traditionnelles pidgin ou twi) qui sont autant de façon de caractériser un personnage, sa classe sociale, son niveau d'éducation, son milieu de vie. Sa traductrice française Sika Fakambi fait un travail formidable en donnant à entendre en français cette richesse: elle mêle au français des parlers d'Afrique de l'Ouest, des néologismes, des tournures littéralement inouïes et crée une langue qui est d'un bout à l'autre du livre une fête des sens et de l'esprit. C'est réellement savoureux et épatant!
Traduit (sublimement!) de l'anglais (Ghana) par Sika Fakambi, Zulma, 21 €
L'avis d'Anouk
Il y a un peu plus de 80 ans, un jeune Anglais de 18 ans quitte Londres et sa vie d'étudiant pour traverser l'Europe à pied, "comme un clochard — ou, selon une de mes formules typiques, comme un pèlerin ou un moine itinérant, un goliard, un chevalier désespéré". Son objectif: Constantinople, en suivant le Rhin puis le Danube. Les éditions bruxelloises Nevicata publient aujourd'hui le récit intégral de cette épopée hors du commun, et c'est un événement: Patrick Leigh Fermor est aussi révéré chez les Anglais que Nicolas Bouvier ou les plus grands écrivains voyageurs.
Avec la fraîcheur de son jeune âge et l'ironie dandy d'un garçon de (très) bonne famille, Fermor raconte une Europe sur le point de basculer dans l'horreur. Il traverse l'Allemagne qui vient de confier son destin aux mains des nazis, boit du tokay dans les chateaux de l'aristocratie hongroise, dort sous la tente avec les Roms, découvre le rebetiko lancinant des Grecs, lit "Don Juan" dans un monastère du Mont Athos... Le mélange des genres, les langues, des milieux sociaux fait tout l'intérêt de ce texte savoureux, pétri d'intelligence, de bienveillance et de culture.
Neuf cent pages qui invitent autant au voyage qu'à la fête de l'esprit: une parfaite lecture pour l'été!
Traduit de l'anglais par Guillaume Villeneuve, Nevicata, 29 €
Tout commence avec un pauvre chaton: c'est cet animal fragile, qui fait office de ballon pour les enfants de leur classe, qui va unir les destins d'Ilya, Sania et Micha. Les trois écoliers sont comme leur petit protégé — des mal-aimés, victimes des moqueries et de la violence des gamins de leur âge. Et si le chaton meurt immédiatement, l'amitié qui s'est scellée entre les trois garçons pour le sauver de ses bourreaux durera aussi longtemps qu'ils vivront. En quelques pages (le chaton meurt à la page 19), Ludmila Oulitskaïa réussit à accrocher ses lecteurs, à les prendre par la main pour un long, passionnant et éprouvant voyage.
De la mort de Staline à la Russie post-soviétique, c'est quarante ans d'histoire russe que revisite "Le chapiteau vert", et le roman se place délibérément du côté de la dissidence, de ces voix fragiles, maladroites, obstinées qui ont courageusement bravé la peur et la violence d'un régime alors tout-puissant. Ilya, Sania et Micha seront chacun à leur manière des âmes rebelles, puisant dans leur amitié et dans le souvenir d'un professeur de lettres anticonformiste l'énergie de vivre conformément à leurs idéaux. Il y aura sur leur chemin des moments de répit, des amours fulgurantes, des solidarités indéfectibles. Il y aura surtout l'ombre partout présente de la peur, les perquisitions et les entretiens musclés avec le KGB, les années de camp et de rélégation, les compromissions, l'exil.
En dressant le portrait de trois personnages inoubliables, Ludmila Oulitskaïa rend un hommage vibrant à toutes les grandes figures, bien réelles celles-là, de la dissidence. Tous ces gens qui ont permis la fin d'un des régimes totalitaires les plus sinistres du XXe siècle. Dans une fresque au souffle romanesque impressionnant, elle donne une formidable leçon de vie, de courage et d'engagement, qu'elle dédie à "ceux qui ont été irréprochables et ceux qui ont trébuché en ces temps meurtriers, ceux qui ont tenu bon et ceux qui n'y sont pas parvenus".
Ludmila Oulitskaïa fait dire à l'un de ses personnages, lors de la publication clandestine du "Docteur Jivago" de Pasternak: "un magnifique post-scriptum à la littérature russe classique!". On lui adresse volontiers pareil compliment. Il y a chez elle la fougue, la virtuosité et le sens du tragique des plus grands.
On sort ébloui d'une telle lecture, et infiniment reconnaissant pour tant d'humanité.