Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30
Tout commence avec un pauvre chaton: c'est cet animal fragile, qui fait office de ballon pour les enfants de leur classe, qui va unir les destins d'Ilya, Sania et Micha. Les trois écoliers sont comme leur petit protégé — des mal-aimés, victimes des moqueries et de la violence des gamins de leur âge. Et si le chaton meurt immédiatement, l'amitié qui s'est scellée entre les trois garçons pour le sauver de ses bourreaux durera aussi longtemps qu'ils vivront. En quelques pages (le chaton meurt à la page 19), Ludmila Oulitskaïa réussit à accrocher ses lecteurs, à les prendre par la main pour un long, passionnant et éprouvant voyage.
De la mort de Staline à la Russie post-soviétique, c'est quarante ans d'histoire russe que revisite "Le chapiteau vert", et le roman se place délibérément du côté de la dissidence, de ces voix fragiles, maladroites, obstinées qui ont courageusement bravé la peur et la violence d'un régime alors tout-puissant. Ilya, Sania et Micha seront chacun à leur manière des âmes rebelles, puisant dans leur amitié et dans le souvenir d'un professeur de lettres anticonformiste l'énergie de vivre conformément à leurs idéaux. Il y aura sur leur chemin des moments de répit, des amours fulgurantes, des solidarités indéfectibles. Il y aura surtout l'ombre partout présente de la peur, les perquisitions et les entretiens musclés avec le KGB, les années de camp et de rélégation, les compromissions, l'exil.
En dressant le portrait de trois personnages inoubliables, Ludmila Oulitskaïa rend un hommage vibrant à toutes les grandes figures, bien réelles celles-là, de la dissidence. Tous ces gens qui ont permis la fin d'un des régimes totalitaires les plus sinistres du XXe siècle. Dans une fresque au souffle romanesque impressionnant, elle donne une formidable leçon de vie, de courage et d'engagement, qu'elle dédie à "ceux qui ont été irréprochables et ceux qui ont trébuché en ces temps meurtriers, ceux qui ont tenu bon et ceux qui n'y sont pas parvenus".
Ludmila Oulitskaïa fait dire à l'un de ses personnages, lors de la publication clandestine du "Docteur Jivago" de Pasternak: "un magnifique post-scriptum à la littérature russe classique!". On lui adresse volontiers pareil compliment. Il y a chez elle la fougue, la virtuosité et le sens du tragique des plus grands.
On sort ébloui d'une telle lecture, et infiniment reconnaissant pour tant d'humanité.
L'avis d'Anouk
C'est un texte bref, et c'est un grand livre. On croit connaître toutes les palettes du Napolitain Erri De Luca. Ses livres émeuvent, donnent à penser, regardent le monde avec une acuité et une humanité peu communes. Avec Le tort du soldat, c'est une tonalité assez nouvelle qui se donne à lire, une opiniâtreté, une colère que rien ne vient apaiser.
Deux monologues s'entremêlent à la première personne: deux solitudes qui se croisent dans une auberge de montagne. Le premier texte est celui d'un homme qui ressemble à Erri De Luca, écrivain du silence, alpiniste obstiné, traducteur du yiddish parce que "une langue n’est pas morte si un seul homme au monde peut encore l’agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l’accompagner sur un instrument à cordes". Le second celui d'une femme encore jeune, qui séjourne dans les Dolomites avec un père qu'elle a longtemps pris pour son grand-père. D'un texte à l'autre, la rupture n'est qu'apparente (rupture de voix, de genre, de questionnements) tant sont subtils les échos qui se tissent.
Ce serait faire injure à ce roman dont la puissance vient de sa briéveté que de déplier longuement les questions brûlantes qu'il condense. Disons simplement que dans ce texte tendu, qui se clôt de façon si abrupte, Erri De Luca empoigne toute l'histoire du vingtième siècle et de ses démons tout en offrant aussi une réflexion universelle et intemporelle sur le rapport des hommes aux langues qu'ils parlent et qui les font vivre.
C'est tout simplement bouleversant.
Traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, 11 euros
L'avis d'Anouk :
"Il y a encore, Dieu merci, des gens qui doutent, certains même qui ont l'esprit d'hésitation. Il y a des non-prêts mieux préparés que des déjà prêts, et des inultiles souvent beaucoup plus utiles que les utilisables".
On dirait ces mots de Robert Walser écrits pour évoquer La cravate, l'étonnant roman de Milena Michiko Flasar. Dans le Japon d'aujourd'hui se croisent deux solitudes, celle d'un ado qui reprend timidement goût à la vie après avoir passé deux ans sans quitter sa chambre, celle aussi d'un cadre d'âge mûr qui vient de perdre son emploi. Dans une société vouée à produire de la réussite et de la rentabilité, ils sont l'un et l'autre des inutiles, et leurs existences fragiles éclatent sous le poids de la pression sociale. Dans une succession de tableaux épurés, Milena Michiko Flasar arrive, sans manichéisme, à dérouler la trame complexe de ce qui fait ces deux vies.
La cravate est un roman naturaliste de notre temps, qui dit la difficulté de se construire dans un monde déstructuré où le couple et la famille réussissent à peine à adoucir la violence du jeu social. Une lecture interpellante.
Traduit de l'allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, éditions de l'Olivier, 18.50 €