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petit bonhomme de bois gauldL'avis de Régis:

Tom Gauld, cartooniste et illustrateur britannique, est célèbre et adulé un peu partout dans le monde. Ses strips pour The Guardian sont absolument parfaits, petits bijoux de drôlerie et de finesse, « quelque part entre Samuel Beckett et les Monty Pythons ». Jetez-vous sans plus attendre sur En cuisine avec Kafka (éditions 2024) ou Le département des théories fumeuses (éditions 2024), c'est du grand art.

Mais son chef-d'oeuvre du moment, c'est au rayon des albums pour enfants que vous le trouverez! Le petit robot de bois et la princesse bûche vient d'être (superbement) édité par L'Ecole des loisirs, dans une traduction (parfaite) de Rosalind Elland-Goldsmith.

Sur la bonne vieille structure des contes classiques, Tom Gauld se permet toutes les fantaisies et nous le suivons avec bonheur dans cet univers enchanté.

En manque d'enfants, un couple royal consulte une inventrice et une sorcière. La première fabrique alors un petit robot tout en bois, la deuxième donne vie à une bûche et crée une "parfaite petite princesse". Tout est donc idéal: parents comblés, enfants heureux, famille modèle... Mais cela n'est évidemment que le tout début début de l'histoire, car quand une princesse choisit de se retransformer en bûche chaque nuit, elle s'expose à bien des aventures... Et quand un petit robot de bois permet à une bande de scarabées de s'installer dans son mécanisme, il faut évidemment s'attendre à quelques quiproquos !

À partir de ces ingrédients joyeusement loufoques, Tom Gauld nous embarque jusqu'au Nord polaire et fait vivre tant de péripéties à ses personnages qu'il ne pourra tout nous raconter en un album (deux pages hilarantes proposent d'ailleurs moult rebondissements que le lecteur imaginera lui-même).

Par son génie de la construction de l'image, par l'humour décalé de son texte, par la beauté qui se déploie à chaque page de ce livre, Tom Gauld fait une entrée fracassante dans le monde des livres pour enfants. Quelque chose nous pousse à croire qu'il n'en restera pas là!

 

L'École des Loisirs, traduit de l'anglais par Rosalind Elland-Goldsmith,14 €btn commande

memorial drive tretheweyL'avis d'Anouk:

La vie de Natasha Trethewey se déploie autour d'une béance – la mort de sa mère tombée sous les coups d'un mari violent lorsqu'elle-même avait 19 ans.

Pour avancer après le drame, il lui faut enfouir profondément ses souvenirs et laisser l'image de sa mère derrière un voile de ténèbres. "Je voulais bannir cette partie de mon passé, un acte d'autocréation par lequel je chercherais à n'être constituée que de ce que je décidais de me souvenir". Mais avec les années le voile se déchire, les souvenirs affluent, les rêves obsèdent. Et Natasha Trethewey comprend qu'elle n'a d'autre choix que d'affronter les failles d’un passé douloureux, pour retisser les fils qui la lient à sa mère et pour faire la paix avec l'enfant impuissante qu'elle était alors.

C'est ce chemin de douleur et de déchirements que retrace "Memorial Drive". Cela pourrait être sinistre et c'est tout le contraire: un récit d'une clairvoyance, d'une justesse et d'une dignité peu communes.

"Memorial Drive" peint un destin de femme noire dans le Mississipi des années 60. Grandie dans une famille joyeuse et militante, la mère rencontre à l'université un jeune poète Canadien, blanc. C'est l'été 64, et le Sud des États-Unis subit les campagnes de terreur du Ku Klux Klan en représailles aux manifestations pacifiques du Freedom Summer. L'année suivante, lorsque le jeune couple décide de se marier, il lui faut quitter le Mississipi qui, comme vingt autres États, interdit toujours les mariages mixtes. C'est dans ce contexte que naît leur petite fille, comme une promesse: "Tu es le meilleur des deux mondes".

Enfant métisse dans un monde où la ségrégation reste omniprésente, Natasha Trethewey apprend vite l'humiliation, l'oppression, "un profond sentiment de dislocation": "le traitement que je recevais variait tellement selon que je me trouvais avec ma mère ou mon père que je n'étais pas sûre de savoir à qui ou à quel lieu j'appartenais". Pour autant, l'enfance est "le lieu enchanté". Il volera en éclat avec le divorce des parents, puis le remariage de la mère avec un vétéran du Vietnam manipulateur et violent.

La page qui s'ouvre alors, celle que Natasha Trethewey a voulu effacer du livre de sa vie, n'est pas sans moments lumineux: sa mère est une femme joyeuse, battante, passionnée de danse et de soul. Elle tente dans le chaos de conserver des îlots de douceur pour sa fille et pour elle. Mais tout cela se disloque quand les menaces du mari deviennent des coups, de plus en plus fréquents, de plus en plus insoutenables. À mesure qu'elle tente de sortir de l'emprise de son mari en reprenant des études, en gravissant deux par deux les échelons de la réussite professionnelle, lui entre dans un tourbillon de perversité qui mènera au meurtre, et la jeune Natasha s'enferme dans le mutisme et l'impuissance.

Né d'une insondable douleur, "Memorial Drive" croise dans un récit intime des questions bien d'aujourd'hui (le racisme, le patriarcat, la violence conjugale, la double peine d'être femme et noire). C'est aussi un livre très profond sur le lien entre traumatisme et écriture. "L'important est le pouvoir transformateur de la métaphore et des histoires que nous nous racontons sur notre vie, son sens et la trajectoire qu'elle emprunte. (...) Pour survivre au traumatisme, il faut pouvoir le raconter sous forme d'histoire". L'écriture comme lieu de survie et d'apaisement: c'est le chemin emprunté par Natasha Trethewey pour tenir à distance la tristesse et le chaos. Et c'est bouleversant.

 

Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 21.50 €btn commande

Disponible en format numérique ici

comme un ciel en nous alikavazovicL'avis d'Anouk:

C'est un petit livre qui s'avance modestement comme un texte de commande. L'invitation consiste à passer une nuit au Louvre et à partager ce qui se dépose de l'étrange alchimie entre l'opacité de la nuit et l'intimité des œuvres. Un exercice qui peut sembler vaguement ennuyeux, voire vain et prétentieux. Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la profondeur de Jakuta Alikavazovic, qui fait éclater tous les cadres et offre un texte vibrant, intense, bouleversant.

Le Louvre, pour Jakuta Alikavazovic, n'est pas seulement le plus beau musée du monde. Il est comme une extension des lieux intimes de son enfance, une chambre à soi où les échos se démultiplient. En choisissant de bivouaquer dans la salle des Caryatides, parmi les statues antiques et à l'ombre de la Vénus de Milo, Jakuta Alikavazovic sait qu'elle part à la rencontre de son père. Avec lui, elle a passé tant d'heures dans ces salles, et tant de fois joué à répondre à sa question favorite: "Et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde?". À l'époque, la petite fille qu'elle était n'en avait pas conscience, mais ce qui se jouait là "c'était la rêverie, c'était la tendresse. Et c'était le temps". Ce temps qui passe avec son lot de perte et de trahisons.

Le père a vingt ans lorsqu'il quitte le Montenegro pour suivre à Paris la femme qu'il aime. Du Louvre il dit qu'il est "la première ville française où je me suis senti chez moi". C'est là qu'exilé sans ressources, sans famille, dénué même de mots dans cette langue étrangère qui lui résiste, il ajuste sa nouvelle place dans le monde. Au Louvre, il lit, se brosse les dents, emmène sa fille, l'y oublie, peut décrire de mémoire et avec une infinie précision le décor en arrière-plan de la Joconde. Au Louvre il se réinvente et lisse les aspérités du réel: "de cette dureté qui est le réel, pas un mot. Dans la bouche de mon père, tout a eu l'apparence, la facilité d'un conte".

La nuit au Louvre sera pour Jakuta Alikavazovic l'occasion de mettre des mots sur les silences terrés sous les histoires souriantes et espiègles de son père – elle s’y voit "dompteuse d’absence". L'écrivaine rebrousse chemin vers la petite fille timide qu'elle était, "condamnée à l'ignorance". Pour retrouver cette enfant, elle a pris bien des détours, conscients et inconscients. Elle s'est brûlé les yeux en regardant la guerre détruire le pays de ses parents. La vie l'a entamée, elle est pour toujours du côté des intranquilles, mais sur son chemin elle avance guidée par un amour inconditionnel: "L'amour de mon père était comme un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que le je le voie ou pas".

comme un ciel en nous points alikavazovicParce que l’art et la beauté agissent comme des révélateurs, parce qu’ils obligent à se confronter aux mémoires qui nous constituent, ce récit d’une nuit au musée se lit comme la plus singulière et la plus poignante lettre au père que l’on puisse lire. "De quoi parle-t-on quand on parle d'art? De conservation. De permanence. D'un vœu d'éternité."

 

Stock, 18 € - existe en poche en collection Points, 6.60 €btn commande

Disponible en format numérique ici

ici la beringie brugidouL'avis d'Anouk:

 

Comme on déploie une carte, déplier les temps.

Comme l'esprit vagabonde en rêvant aux terres lointaines, lâcher la bride à l'imaginaire des temps, du passé le plus reculé au futur indéchiffrable.

Sur ce double fil géographique et historique s'avance le premier roman de Jeremie Brugidou, et il tient en équilibre avec ce qu'il faut d'audace, de détermination, d'acceptation du vacillement.

La Béringie est une terre engloutie entre l'Alaska et l'Extrême-Orient russe. Endormie sous les eaux de Détroit de Béring, elle n'en palpite pas moins de vie, de mystères, d'enjeux. "Ici, la Béringie" tisse trois époques de cette terre. Le livre s'ouvre sur une vision du futur lorsque, dans quelques décennies, le permafrost a fondu des deux côtés du Détroit et qu'une archéologue tente de rendre la parole aux vestiges surgis de sous la glace. Geste de sauvetage marqué par l'urgence tant l'exploitation des richesses géologiques et touristiques des lieux risque d'arracher ces sites au patrimoine de l'humanité bien plus définitivement que leur séjour millénaire dans le sol gelé.

En contrepoint s'écrit une autre odyssée scientifique, située dans les premiers temps de la Guerre Froide. Alors que Soviétiques et Américains se disputent la suprématie sur ces zones-frontières, un botaniste cherche à trouver dans les pollens fossilisés de part et d'autre du Détroit les traces d'une terre commune. Une femme-chamane éperdument aimée et tragiquement perdue le guide dans son cheminement, qui n'est peut-être pas tant scientifique qu'intime.

À ces pisteurs du vivant que sont l'archéologue et le botaniste, Jeremie Brigidou fait répondre une voix venue du fond des temps, celle d'une jeune femme Qui-Collecte dont les savoirs et les intuitions résonnent avec les interrogations d'aujourd'hui et de demain. Parce que le désastre de son époque à elle, celle de la montée des eaux qui engloutit la Béringie et efface tous les repères, est à la hauteur des catastrophes de notre temps à nous, la confiance, la détermination et la créativité de cette passeuse de mondes vieille de dix mille ans nous éclairent, lueurs fragiles mais agissantes.

L'entremêlement des temps et des récits, de la poésie et du carnet scientifique, de la beauté et du tragique font de ce premier roman une lecture marquante, qui serait comme un redéploiement par la fiction des passionnants travaux anthropologiques de Nastassja Martin.

 

L'Ogre, 19 €btn commande

Disponible en format numérique ici

atmosphere offillL'avis d'Anouk:

 

Vif, sensible et follement drôle: "Atmosphère" de Jenny Offill pétille de malice et attrape dans ses filets les bruits, les peurs, les obsessions de notre époque.

Lizzie est bibliothécaire à Brooklyn. Ses journées s'égrènent au fil d'échanges avec les lecteurs, "la femme qui a presque atteint l'illumination", "le vacataire maudit", "la blonde aux ongles rongés", "l'ingénieur au cœur solitaire" – tout un petit monde cherchant dans les travées de la bibliothèque la compagnie des livres autant que l'écoute et la compassion de cette Lizzie au grand cœur. "C'est dommage que tu ne sois pas une vraie psy, me dit mon mari. On serait riches".

Quand elle quitte la bibliothèque, Lizzie retrouve ce mari philosophe, leur petit garçon aux rituels vaguement inquiétants, un frère ex-toxico qu'il s'agit de maintenir en équilibre sur son fil, une voisine acariâtre, son ancienne directrice de thèse devenue gourou de la collapsologie. Tous regardent leur pays partir à vau-l'eau avec l'élection d'un président affolant. À un ami reporter de guerre et familier des zones sensibles, Lizzie demande "Et ici, ça ressemble à un pays en paix ou en guerre"? C'est plus ou moins une plaisanterie, mais il me répond avec sérieux. Il dit que ça ressemble à avant que tout sombre.

Comment un livre tissé de tant de noires pensées sur l'état du monde, la catastrophe climatique, l'emprise des religions, les dépressions, les addictions... réussit-il à nous faire autant rire? Cela tient au charme de Lizzie, dont la générosité et la finesse à toute épreuve rendent la compagnie vivifiante. On se coule avec joie dans le flux de ses pensées, tour à tour inquiètes, douces et piquantes. Jenny Offill épate par un montage brillant de scènes de vie, d'extraits d'articles, de tests improbables. Le livre donne à voir et à penser, mais ne juge pas, ne commente pas, et sa légèreté apparente est la marque d'une intelligence virevoltante.

Une jolie façon, si ce n'était déjà fait, de découvrir les toutes jeunes Éditions Dalva, dont l'ambition est de nous donner à lire le meilleur de la littérature au féminin. Mission accomplie, ô combien, avec cette sacrée "Atmosphère"!

 

Dalva, traduit de l'anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, 20.50 €btn commande

Disponible en format numérique ici