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«Une bête aux aguets», troublant et envoûtant, échappe à toute tentative de définition – tout à la fois récit initiatique, conte noir, roman gothique. Comme dans ses livres précédents, notamment «Le garçon incassable» ou «La sainte famille», Florence Seyvos y observe avec une précision d'entomologiste le territoire de l'enfance, ses jeux et ses cauchemars, ses désirs et sa solitude, ses secrets et sa cruauté.
Anna a 12 ans quand une pneumonie la terrasse. Plusieurs jours de fortes fièvres l'affaiblissent et la plongent dans une torpeur que rien ne semble pouvoir contrer. Une nuit, un médecin ami de sa mère lui administre d'étranges comprimés. « Au même instant, une fraîcheur comme scintillante s'est répandue dans ma tête et dans ma poitrine. J'ai eu l'impression que ma tête s'ouvrait, et respirait. Mes poumons aussi se sont ouverts, je les ai sentis se déplier comme deux ailes soyeuses et amples. Et pendant ce temps, le scintillement continuait à courir dans mes artères et mes vaisseaux, il gagnait joyeusement mon ventre, y tourbillonnait, il envahissait mes bras et mes jambes jusqu'au bout de mes doigts, de mes orteils. Scintillement est le seul mot que j'aie jamais trouvé pour décrire cette sensation ».
Anna guérit, mais désormais son rapport au réel a changé: « Je me suis aperçue depuis quelque temps que je ne croyais plus au monde ». Anna évolue dans un appartement dont les proportions changent sans cesse, « chambre d'écho » de son esprit inquiet. Elle en vient à douter de la matérialité des objets, des voix la poursuivent, le temps se dilate. Les sens d'Anna sont comme aiguisés. Elle délaisse petit à petit la réalité pour traverser le miroir et s'enfoncer dans un univers opaque, instable. Il lui faudra un long cheminement pour comprendre et accepter que cette étrangeté est en elle et non autour d'elle. « Alors j'ai compris que ce dont j'avais peur (...), cette bête aux aguets, prête à me bondir au visage, n'était pas tapie derrière le rideau mais en moi ».
Les parents d’Anna sont douloureusement absents et incapables d’accompagner leur fille sur le chemin escarpé qui est le sien. Ses balises, Anna les trouve auprès d’une amie qui lui offre l’image de la normalité. Auprès de son premier amour, Ariel, au prénom d’archange, figure jumelle et révélatrice. Auprès d’un homme lié à des souvenirs d’enfance, seul adulte clairvoyant et fiable, qui n’est pas le père d’Anna mais lui offre pourtant un nouveau nom.
Florence Seyvos passe par le conte fantastique pour nous parler de la fin de l'enfance et de l'innocence, pour accompagner la métamorphose d'Anna jusqu'au seuil de l'âge adulte. Son écriture subtile, qui colle aux sensations éprouvées par Anna, rend avec force le flux de pensées et d'émotions qui traversent ce personnage fort et fragile, insaisissable, inoubliable.
Éditions de l'Olivier, 17 euros
Disponible en format numérique ici.
Peu de livres bousculent comme cette «Arène».
Peu de livres parviennent si bien à donner du sens au chaos de notre monde.
Peu de livres déclenchent de telles étincelles d'excitation, d'émotion, d'insurrection, d'intelligence.
On attendait avec impatience et curiosité le second roman de Négar Djavadi. Il y a quatre ans, «Désorientale» l'avait d'emblée imposée comme une romancière au talent rare. Le brio de la construction, l'entremêlement d'une histoire intime et de l'Histoire "avec sa grande hache", le rythme tantôt vertigineux tantôt suspendu, la finesse mise à débusquer les silences et les béances d'une histoire familiale complexe: tout faisait de «Désorientale» un roman intense, vibrant, inoubliable. Aujourd'hui, «Arène» vient prouver l'immense virtuosité de Négar Djavadi, et son audace: avec cette fresque aux allures de thriller, critique explosive et subtile des impasses de notre société, Négar Djavadi emmène là où l'on ne l'attendait pas, et la réussite est peu commune.
Benjamin Grossman a renoncé à beaucoup de choses pour construire une vie à la hauteur de ses ambitions. Puissance, argent, esbroufe sont les moteurs de ce presque-quadra à la tête de la filiale française d'une plateforme de streaming américaine, BeCurrent. Il produit à rythme effréné ces séries qui nous tiennent en haleine, perfusions de fiction dont nous ne pouvons décidément plus nous passer pour échapper au réel saturé. Benjamin a quitté les quartiers populaires de l'Est parisien où il a grandi. Il évolue dans un monde idéal, aseptisé, où la performance est partout, depuis le jogging matinal jusqu'aux soirées où il faut briller.
Mais l'équilibre est fragile et il suffira d'un imprévu pour que tout bascule.
C'est par l'entremise de son téléphone perdu un soir de printemps que le chaos fait irruption dans la vie de Benjamin Grossman. Pour le récupérer, et avec lui toutes les informations tellement précieuses qu'il recèle – numéros de stars, notes stratégiques, contacts aux quatre coins du monde –, Benjamin est prêt à tout. Et c'est là que la grinçante comédie de mœurs devient fresque politique. "Voici le commencement du suspens, la dramaturgie impeccable de l'imminence, du fameux 'qu'est-ce-qui-va-se-passer-maintenant ?' (...) Il n'en faut pas plus pour continuer à regarder, à rester attentif, à tendre notre esprit comme un arc et le détacher de tout ce qui l'entoure, jusqu'à réduire le monde aux dimensions d'un rectangle. Jusqu'à retenir notre souffle. C'est maintenant que l'histoire débute. Toutes les histoires".
En quelques heures, alors que Benjamin s'enfonce dans une spirale d'angoisse et d'incertitude, la ville autour de lui s'embrase: un jeune homme mort pour rien, une image choc qui circule en boucle sur les réseaux, la violence qui emporte tout sur son passage, telle une tornade localisée sur la Place du Colonel-Fabien et ses immédiats alentours. Ce micro-quartier parisien gagné par le chaos et transformé en ultra-contemporaine «Arène» implose dans une déflagration d'énergie brute. Et c'est implacable.
Négar Djavadi tisse avec un sens stupéfiant du détail les trajectoires de Benjamin et de dizaines d'autres protagonistes, tous saisis au plus juste: la jeune femme d'origine turque qui a gagné sa difficile assimilation en s'inscrivant dans la Police, les enfants des cités livrés à leurs éternelles guerres de territoire, leurs mères désemparées, une candidate à la Mairie en quête de légitimité, ces jeunes Afghans qui dorment abandonnés de tous au bord du canal Saint-Martin, une ado qui ne peut supporter le monde qu'en le regardant derrière son téléphone, un prédicateur soufflant sur les braises pour lisser son image... Chacun de ces personnages est rendu avec une épaisseur qui déjoue tous les clichés, dans un jeu subtil de nuances et d'empathie. Comme dans «Désorientale», Négar Djavadi entremêle les destins dans une construction tout à la fois savante et limpide. On ne se perd jamais dans ce tourbillon d'histoires tant le récit est fluide, précis, impeccablement mené...
On ne dira évidemment rien de la fin de ce livre bousculant et hautement addictif, si ce n'est qu'elle rend un poignant hommage à l'art du roman et à la capacité qu'a ce genre, que l'on disait moribond il n'y a pas si longtemps, à rendre compte du contemporain. Négar Djavadi n'a décidément pas fini de nous époustoufler.
Liana Levi, 22 euros
Disponible en format numérique ici
Si vous êtes ici, et précisément ici, à nous lire, c’est que vous avez un penchant pour la belle littérature, du moins c’est ce que nous aimons à penser. Avide de sensation littéraire, vous êtes sur le bon chemin, celui qui serpente de gauche à droite, de-ci de-là, en haut en bas, à dos d’âne ou même en sabot s’il le faut, et nous fait nous sentir bien, même face à cette tête de mule acariâtre et bourrue de Paul Cézanne. Il se fait que votre serviteur, enfin bon, le petit libraire chroniqueur d’un jour que je suis, en somme bien peu de chose face à une nature morte faite de pommes, celles-ci croquées avec précision et temps par le grand Paul, a lu avant ce très beau texte, et il vous les recommande, le « Vie de Gérard Fulmard » de Echenoz, suivi du « Aftalion, Alexandre » d’Emmanuel Bove et que, sang d’encre, c’était pile le médian à l’apogée qu’il avait entre les mains : le pince-sans-rire fantasque et concis du premier, la misanthropie mélancomique et fataliste du second.
Et voilà qu’on côtoie le solitaire père Paul dans sa campagne aixoise, sa santé de vieil homme, vigoureuse et défaillante, sa paternité qui ne va pas de soi, son mariage qui a toujours été une comète, ses journées, à déjeuner avec un oignon, un quignon de pain, un petit blanc quand il arrive à le dissocier de la thérébentine, sa journée face à la montagne, son chevalet, tout son matériel et la Rotonde, une femme du cru, à la belle dentition et aux mollets ronds. Ses envies, ses frustrations vite digérées, sa communication avec des êtres mythologiques et naturalistes, un faune, le Minotaure, et puis son humanisme, malgré tout ce qui a pu être dire plus haut, à tout crin. Après les récentes parutions en poche de l’expédition antarctique ratée « Un blanc », ultra comique, et du western donquichottesque « Booming », ultra quantique, tous deux ultra magnifiques, n’oublions pas « Un roi », pas encore lu ici mais sur la PAL, Biermann nous offre cent pages de grâce, une vie, une œuvre, de la littérature en trois jours, en trois heures.