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Quel plaisir de retrouver, cinq ans après l'étourdissante «Carte des Mendelsohn», l'intelligence pétillante et la finesse de Diane Meur !
On connaît le tropisme de la romancière pour la Mitteleuropa, où elle pose le cadre de la plupart de ses romans. C'est cette fois une Mitteleuropa d'opérette qu'elle déploie, facétieux décor de montagnes et de lacs dont la prospérité cache mal les failles: bienvenue au Grand-Duché d'Éponne. En plein cœur de l'Europe, ce micro-état ne s'arrache à sa torpeur qu'au rythme des transactions financières qui s'y jouent. Siège de nombreuses institutions bancaires internationales, Éponne a pour autant conservé ses habitudes placides, et «rien ne se transforme qu'à contrecoeur» sous son ciel trop lisse.
C'est là que Diane Meur installe sa comédie humaine, un théâtre joyeux et débridé où se tissent les destins de personnages hauts en couleurs. Prenez Féron: journaliste à succès, il a parcouru le monde et aspire désormais à une vie paisible. Pour soigner sa notoriété, il songe à écrire un roman. Et si l'inspiration lui manque, son éditeur a trouvé la parade: il suffit à Féron d'accueillir chez lui, pour quelques semaines, un candidat réfugié et de raconter leur vie commune – émotion et gros tirages assurés! Heureusement, le cynisme de Féron n'a pas gagné tout le monde à Éponne. Il reste quelques irréductibles qui veulent croire que l'utopie a de l'avenir et se rassemblent chaque semaine pour écrire collectivement un texte d'intervention censé secouer durablement le paysage politique du Grand-Duché.
Le roman de Féron, le pamphlet anticapitaliste: ces deux livres qui s'écrivent en parallèle tissent la trame de celui de Diane Meur. Le procédé pourrait être fastidieux mais s'avère sous sa plume alerte une géniale machination romanesque. Car bien entendu les choses vont dévier, les trajectoires sortir des chemins attendus, et dans ce débordement il faudra bien que chacun s'interroge sur ce qu'il fait de sa liberté: «N'est-on pas né pour, un beau jour, choisir son temps et ce qu'on veut en faire? Et si ce n'est pas maintenant, alors, quand?».
Sous ses allures de conte malicieux, «Sous le ciel des hommes» déplie toutes les grandes questions d'aujourd'hui: les dominations et les assignations, la paresse intellectuelle, la nécessité du mélange et de l'altérité, l'utopie à reconquérir et les révoltes à inventer. Subtil, toujours en mouvement à l'image de ses nombreux protagonistes, le roman invite à faire le pari d'un monde meilleur. On en a bien besoin...
Sabine Wespieser, 22 euros
Disponible en format numérique ici
Un titre de livre pour enfants, une trame de thriller, un décor enraciné dans la campagne française: avec "Histoires de la nuit", Laurent Mauvignier emprunte un singulier chemin et pousse l'art du roman dans ses retranchements. Une audace folle et une éclatante réussite: "Histoires de la nuit" vous attrape comme peu de livres arrivent à le faire.
Quelques maisons perdues, que l'on entrevoit depuis une nationale «pour peu qu'on décide d'y prêter attention»: c'est le hameau des trois filles seules. Deux maisons seulement sont habitées, par Bergogne, agriculteur endetté, taciturne mais amoureux, et par Christine, une artiste qui a quitté Paris pour s'installer loin des bruits du monde. Il y a entre ces improbables voisins un tissu dense de complicité, d'attentions, de routines. Quand s'ouvre le livre, on s'apprête à ouvrir une brèche dans la vie ordinaire: ce soir-là, on fêtera les 40 ans de Marion, l'épouse de Bergogne. Ce soir-là ne sera pas comme les autres.
Le roman court le temps de quelques heures, entre la fin d'après-midi et la nuit. Laurent Mauvignier réussit avec une maîtrise confondante la fusion de la tension extrême et de la lenteur. Pour étirer ou accélérer le temps, il s'appuie sur une mécanique implacable de polar et creuse dans les schémas attendus des interstices où se déploie son écriture souple, précise, qui fouille au plus profond les recoins de l'âme.
On s'en voudrait d'en dire trop sur une intrigue haletante, qui se relance sans cesse et capture jusqu'à la fin l'attention et l'émotion du lecteur. Disons qu'il s'agit d'une histoire de vengeance, d'un huis-clos qui s'origine loin, dans les blessures mal cicatrisées des protagonistes. Laurent Mauvignier, comme dans tous ses romans depuis "Loin d'eux", fait parler avec justesse les voix intérieures. Il offre dignité et complexité à chaque personnage, jamais figé dans ce que l'on a cru percevoir de lui. Comme Christine face à ses toiles, les phrases reviennent sur leurs pas, font le tour de ce qu'elles cherchent à cerner, reprennent les motifs «pour qu'une forme qui soit pleine, irréversible, apparaisse».
"Histoires de la nuit" est un suspense addictif mais aussi une fresque sociale, une peinture fine de notre société, de ce que c'est que faire couple, faire famille, faire communauté aujourd'hui. Comme souvent, Laurent Mauvignier dépeint la vie de femmes et d'hommes qui peinent à se donner des horizons, coincés dans des vies trop étroites et dans des places assignées. Parfois ils pensent que la chance tourne, comme Bergogne qui rencontre Marion, fonde une famille et échappe à son destin solitaire. Parfois ils ont la volonté d'écrire de nouvelles pages et de recommencer, ailleurs, mieux, une vie qui ne leur convenait plus, comme Marion ou Christine. Mais pour qu'un destin s'infléchisse, il y a un prix à payer. Et c'est implacable.
C'est plutôt du côté des grands Américains, de Faulkner à Joyce Carol Oates, que l'on pourrait trouver des échos à ces "Histoires de la nuit". Pour la capacité à susciter la tension et à la maintenir de bout en bout, tout en conservant intacte l'exigence d'une écriture et d'une réflexion sur celle-ci. Pour la puissance de l'architecture narrative. Pour la mise à nu de l'expérience humaine dans ce qu'elle a de plus ordinaire et de plus extrême. Comme l'écrit David Forster Wallace, cité en exergue : « Il y a pourtant des secrets à l'intérieur des secrets – toujours ».
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Les livres qui parviennent à déclencher à la fois le rire, la pensée et l'émotion ne sont pas si nombreux. C'est une équation un peu périlleuse, et «Un enlèvement» la résout avec panache.
Soit une famille en vacances. Quelques journées ensoleillées au bord d'une plage coquette, censées représenter pour parents et enfants le point d'apothéose de toute une année.
C'est ce terrain de jeu que choisit François Bégaudeau, et il prend un plaisir manifeste à dézinguer la carte postale – plaisir communicatif et un peu honteux tant on se reconnaît dans les travers de cette famille bien sous tous les rapports, aux parents aimants, investis dans le bonheur et la réussite de leurs enfants, bienveillants comme on doit l'être en 2020. Leur fille d'ailleurs, tellement mûre pour ses 11 ans, semble avancer sans heurts sur le chemin tracé pour elle, à coup de réparties brillantes et d'un épatant talent de manipulatrice. La famille est bien entendu ultra-connectée, efficace et performante jusque dans ses loisirs, tellement convaincue d'être plus tolérante, plus écolo, plus vertueuse que ses voisins. Comme souvent, François Bégaudeau excelle par son regard sociologique. Son sens du détail réjouit, tout comme sa capacité à incarner la novlangue vidée de sens et de chair, devenue un outil au service de la reproduction sociale.
Mais bien entendu, et c'est là que le livre gagne en consistance, le vernis ne résiste pas longtemps. Il y a, tout d'abord, l'incapacité manifeste des Legendre à sortir de leur bulle sociale. Chacune des incursions de la famille dans "la vraie vie" révèle sa morgue, sa bien-pensance, son étroitesse de vue – la scène des yaourts restera à cet égard comme un morceau d'anthologie, où la cocasserie se double d'un profond malaise. Il y a aussi le magma de mensonges et de silences qui gangrène une façade tellement lisse. Il y a surtout, au sein-même de la famille, un élément qui pervertit le théâtre des convenances: Louis, le petit frère, sept ans à peine, qui tarde à marcher dans les clous. À la consternation de ses parents, Louis sort de CP sans savoir lire. Sa passivité déconcerte, ses centres d'intérêt inquiètent, il faut agir et recadrer.
Et l'on se dit peu à peu que François Bégaudeau s'est joué de nous. La chronique familiale, portrait au vitriol de la France de Macron, était une fausse piste. C'est ailleurs que l'essentiel se joue: dans la subversion menée sotto voce par un enfant de sept ans, attachant Bartleby qui kidnappe la fin du livre pour un élégant pied de nez. C'est pour cela qu'on aime tant François Bégaudeau: sous son air caustique, il est au fond un écrivain romantique, un idéaliste perdu dans notre époque sans idées et sans idéaux. Tous ses livres naissent d'une même conviction, revigorante: la politique n'est rien sans la poétique – à moins que cela ne soit l'inverse ?
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