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Lorsque tu sais ce que j’ai ressenti dans ces heures sombres, Fatima, tes larmes coulent. Elles se mêlent aux miennes. Tu me dis que toutes les larmes des mères sont les mêmes.
Sophie Pirson nous confie le précieux dialogue qu’elle mène avec Fatima Ezzarhouni. L’une est la mère d’une jeune femme blessée lors des attentats du 22 mars 2016 dans le métro bruxellois, l’autre celle d’un jeune homme qui a quitté la Belgique pour rejoindre la Syrie et les rangs de l’Etat islamique. Deux univers, deux femmes, deux mères, réunies initialement autour du projet mené par Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac: rassembler des victimes, des proches de victimes, des parents de jeunes radicalisés, des intervenants de première ligne pour échanger, mettre des paroles, faire lien, renouer ce que la douleur et la haine ont détruit.
Quand ces deux femmes se racontent, quelque chose d’inattendu se passe entre elles et l’amitié surgit. Entre Anvers et Bruxelles, leurs villes respectives, elles vont se (re)trouver, se (re)connaître, mettre des mots sur ce que traversent l’une et l’autre. Aujourd’hui, Fatima, nous sommes l’une en face à l’autre, réunies par l’horreur. Nous remontons le courant de nos vies ensemble. La douleur est évidemment présente au creux de chaque page, dans les silences et les blancs du texte. Ces deux femmes ont vécu l’innommable, la sidération, le chaos. Mais ce qui chamboule et touche davantage le lecteur est le respect immédiat né entre ces deux-là, la complicité, l’écoute, l’humour aussi qui fuse au détour d’un souvenir. Toutes deux sont jeunes grands-mères et se posent inévitablement la question de la transmission. Quelles passeuses seront-elles ? Que dire de tout cela à leurs petits, de leurs blessures souterraines, de notre monde en lambeaux ?
En réfléchissant ensemble à leurs parcours, à leurs grands-mères, à leurs parents, elles savent déjà qu’il n’y aura pas de place pour la haine. L’une et l’autre ont un attachement vital à l’hospitalité, au partage, à la joie. C’est ce qui les relie si profondément. C’est cela qu’elles diffuseront généreusement.
Un jour, parmi tant d’autres mots, elles répertorient des maximes, des proverbes que citaient leurs aînés : Cueille le jour/Après la pluie, vient le beau temps/Ce que tu donnes fleurit, ce que tu gardes pourrit/ … C’est sans doute de cet exercice de mémoire que vient le titre si doux retenu par Sophie Pirson : « Couvre-les bien, il fait froid dehors… ». Une expression étroitement liée à l’affection, à la protection, à la douceur d’une mère ou d’une grand-mère bienveillante. Une douceur qui imprègne ce « grand-petit-livre » qui donne l’espoir d’un monde meilleur, une promesse de vivre debout et ensemble.
Sophie Pirson a trouvé le ton juste pour raconter ce dialogue inattendu, mettre les mots de Fatima dans les siens. Son écriture est limpide comme une eau de source et invite son lecteur à ressentir intensément l’amitié, le chagrin, les larmes et les silences. Et la beauté, qu’elle traque sans relâche.
Préface de David Van Reybrouck
Éditions du Cerisier, 12 euros
C'est un petit livre qui s'avance modestement comme un texte de commande. L'invitation consiste à passer une nuit au Louvre et à partager ce qui se dépose de l'étrange alchimie entre l'opacité de la nuit et l'intimité des œuvres. Un exercice qui peut sembler vaguement ennuyeux, voire vain et prétentieux. Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la profondeur de Jakuta Alikavazovic, qui fait éclater tous les cadres et offre un texte vibrant, intense, bouleversant.
Le Louvre, pour Jakuta Alikavazovic, n'est pas seulement le plus beau musée du monde. Il est comme une extension des lieux intimes de son enfance, une chambre à soi où les échos se démultiplient. En choisissant de bivouaquer dans la salle des Caryatides, parmi les statues antiques et à l'ombre de la Vénus de Milo, Jakuta Alikavazovic sait qu'elle part à la rencontre de son père. Avec lui, elle a passé tant d'heures dans ces salles, et tant de fois joué à répondre à sa question favorite: "Et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde?". À l'époque, la petite fille qu'elle était n'en avait pas conscience, mais ce qui se jouait là "c'était la rêverie, c'était la tendresse. Et c'était le temps". Ce temps qui passe avec son lot de perte et de trahisons.
Le père a vingt ans lorsqu'il quitte le Montenegro pour suivre à Paris la femme qu'il aime. Du Louvre il dit qu'il est "la première ville française où je me suis senti chez moi". C'est là qu'exilé sans ressources, sans famille, dénué même de mots dans cette langue étrangère qui lui résiste, il ajuste sa nouvelle place dans le monde. Au Louvre, il lit, se brosse les dents, emmène sa fille, l'y oublie, peut décrire de mémoire et avec une infinie précision le décor en arrière-plan de la Joconde. Au Louvre il se réinvente et lisse les aspérités du réel: "de cette dureté qui est le réel, pas un mot. Dans la bouche de mon père, tout a eu l'apparence, la facilité d'un conte".
La nuit au Louvre sera pour Jakuta Alikavazovic l'occasion de mettre des mots sur les silences terrés sous les histoires souriantes et espiègles de son père – elle s’y voit "dompteuse d’absence". L'écrivaine rebrousse chemin vers la petite fille timide qu'elle était, "condamnée à l'ignorance". Pour retrouver cette enfant, elle a pris bien des détours, conscients et inconscients. Elle s'est brûlé les yeux en regardant la guerre détruire le pays de ses parents. La vie l'a entamée, elle est pour toujours du côté des intranquilles, mais sur son chemin elle avance guidée par un amour inconditionnel: "L'amour de mon père était comme un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que le je le voie ou pas".
Parce que l’art et la beauté agissent comme des révélateurs, parce qu’ils obligent à se confronter aux mémoires qui nous constituent, ce récit d’une nuit au musée se lit comme la plus singulière et la plus poignante lettre au père que l’on puisse lire. "De quoi parle-t-on quand on parle d'art? De conservation. De permanence. D'un vœu d'éternité."
Stock, 18 € - existe en poche en collection Points, 6.60 €
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Comme on déploie une carte, déplier les temps.
Comme l'esprit vagabonde en rêvant aux terres lointaines, lâcher la bride à l'imaginaire des temps, du passé le plus reculé au futur indéchiffrable.
Sur ce double fil géographique et historique s'avance le premier roman de Jeremie Brugidou, et il tient en équilibre avec ce qu'il faut d'audace, de détermination, d'acceptation du vacillement.
La Béringie est une terre engloutie entre l'Alaska et l'Extrême-Orient russe. Endormie sous les eaux de Détroit de Béring, elle n'en palpite pas moins de vie, de mystères, d'enjeux. "Ici, la Béringie" tisse trois époques de cette terre. Le livre s'ouvre sur une vision du futur lorsque, dans quelques décennies, le permafrost a fondu des deux côtés du Détroit et qu'une archéologue tente de rendre la parole aux vestiges surgis de sous la glace. Geste de sauvetage marqué par l'urgence tant l'exploitation des richesses géologiques et touristiques des lieux risque d'arracher ces sites au patrimoine de l'humanité bien plus définitivement que leur séjour millénaire dans le sol gelé.
En contrepoint s'écrit une autre odyssée scientifique, située dans les premiers temps de la Guerre Froide. Alors que Soviétiques et Américains se disputent la suprématie sur ces zones-frontières, un botaniste cherche à trouver dans les pollens fossilisés de part et d'autre du Détroit les traces d'une terre commune. Une femme-chamane éperdument aimée et tragiquement perdue le guide dans son cheminement, qui n'est peut-être pas tant scientifique qu'intime.
À ces pisteurs du vivant que sont l'archéologue et le botaniste, Jeremie Brigidou fait répondre une voix venue du fond des temps, celle d'une jeune femme Qui-Collecte dont les savoirs et les intuitions résonnent avec les interrogations d'aujourd'hui et de demain. Parce que le désastre de son époque à elle, celle de la montée des eaux qui engloutit la Béringie et efface tous les repères, est à la hauteur des catastrophes de notre temps à nous, la confiance, la détermination et la créativité de cette passeuse de mondes vieille de dix mille ans nous éclairent, lueurs fragiles mais agissantes.
L'entremêlement des temps et des récits, de la poésie et du carnet scientifique, de la beauté et du tragique font de ce premier roman une lecture marquante, qui serait comme un redéploiement par la fiction des passionnants travaux anthropologiques de Nastassja Martin.
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