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Livre après livre, Bérengère Cournut ouvre des chemins de liberté. Elle prend plaisir à s’y jouer des genres et mêle sciences et poésie, conte et réalité, intelligence et sensations. Ses livres invitent à aller à la rencontre du monde avec un regard alternatif, généreux, résolument féminin. Ils nous entament et nous engagent.
"Élise sur les chemins" est un roman-poème qui se met dans les pas d’une famille peu banale, cette fratrie Reclus (quatorze enfants tout de même!) dont on n’a pas fini de s’ébahir. Parmi eux il y a Élisée, bien sûr, voyageur infatigable, géographe, pionnier de l’écologie et de l’anthropologie, communard et anarchiste. Il y a Élie aussi, journaliste, écrivain, militant anarchiste. Et entre ces deux illustres frères, il y a Élise :
Je suis une fille, je m’appelle Elise
Je suis née il y a onze ans
Au flanc d’une colline boisée
Les pieds dans un ruisseau
La tête dans les bouleaux
Enfant des arbres, fille de l’eau.
S’inspirant des idéaux de la famille Reclus, de ses luttes pour la justice sociale à son attention aux peuples premiers et au monde vivant, Bérengère Cournut joue néanmoins, comme dans ses précédents livres, de la perte de repères. Les temps se mêlent, une femme-serpent fait battre les cœurs et, comme sur les cartes géographiques que dessine Élisée, il y a des zones blanches: "c’est là que souvent l’orage gronde" et que s’emballe l’imagination.
Pétillante, curieuse, sauvage, la jeune Élise délaisse le foyer et l’école pourtant joyeusement buissonnière de sa mère pour se mettre en chemin et retrouver ses frères partis étudier au loin. Au cœur d’une nature qui bruisse de mille vies, elle n’a pas froid aux yeux et poursuit sa quête. Les rencontres faites en chemin, les rêves qui la guident ("Je le sais maintenant:/ pour s’orienter, les rêves sont grands"), tout élargit son expérience du monde et des hommes. Élise a l’obstination des cœurs doux. Sa fougue et sa détermination ouvrent la voie à ses sœurs plus sages – sœurs de sang ou sœurs par-delà le livre.
Et puis un mot encore: on ne peut évoquer "Élise sur les chemins" sans parler de l’objet-livre enserré dans un tableau de Corinne Pauvert – une merveille de poésie lui aussi. Comme elles savent si bien le faire, les éditions du Tripode offrent un somptueux écrin aux mots de Bérengère Cournut, cette haie champêtre et indocile à l’abri de laquelle lire, aimer, rêver.
Goûtez à la magie d'"Élise sur les chemins"!
Disponible en format numérique ici
« C’est un enfant de salaud, et il faut qu’il le sache ! »
1962. Chalandon a 10 ans lorsque son grand-père paternel, s’adressant à sa compagne, le percute de ces mots implacables.
Des décennies plus tard, Sorj Chalandon met la main sur l’épais et complexe dossier judiciaire de son père qui comparut devant une cour martiale d’Épuration. Éminente source de surprises, ces documents officiels cadenassés jusqu’alors ont enfin permis au journaliste de retracer « la guerre de son père », un personnage composite s’il en est – nous le savions déjà. Tantôt du côté de l’ennemi comme SS de pacotille, tantôt résistant malgré lui, au gré du vent patriote d’occasion, déserteur à répétition, vaguement espion qui, telle une anguille, parvint à se faufiler entre les mailles des différents filets. Un homme égocentrique convaincu de sa supériorité et qui, à chaque instant et jusqu’à la fin, mit sa vie en scène, revendiqua fermement la gloire et tira à lui une couverture de toute pièce tissée avec d’obscurs mensonges.
L’histoire de ce père narcissique, Chalandon la retrace – et c’est ça qui, selon moi, est vraiment astucieux – en parallèle de celle du procès ultramédiatisé de Klaus Barbie. Ce dernier fut, s’il faut le rappeler, chef de la police nazie de Lyon durant l’Occupation, et jugé devant la cour d’assises du Rhône pour crime contre l’humanité de mai à juillet 1987 face à un public échaudé et un parterre de journalistes dont Chalandon lui-même, détaché à Lyon pour l’occasion par Libération où il a officié durant trente-quatre ans. Le roman – car ce texte, indéniablement autofictif, reste un roman à la charpente narrative solide et au suspense prenant –, outre le fait de mettre en exergue, en l’interrogeant, le jugement singulier d’un bourreau infame, joue du miroir et réussit à imposer toute la distance nécessaire à la compréhension des faits. La « petite histoire » met en lumière la « grande », ou bien est-ce l’inverse ? L’écriture est aussi douloureuse qu’admirable.
L’écrivain-journaliste Sorj Chalandon, que, du reste, je trouve toujours très bon, grimpe ici encore un échelon dans la maîtrise littéraire avec un roman dont le lecteur ressort véritablement ébranlé.
Grasset, 20.90 €
Disponible en format numérique ici
Lorsque tu sais ce que j’ai ressenti dans ces heures sombres, Fatima, tes larmes coulent. Elles se mêlent aux miennes. Tu me dis que toutes les larmes des mères sont les mêmes.
Sophie Pirson nous confie le précieux dialogue qu’elle mène avec Fatima Ezzarhouni. L’une est la mère d’une jeune femme blessée lors des attentats du 22 mars 2016 dans le métro bruxellois, l’autre celle d’un jeune homme qui a quitté la Belgique pour rejoindre la Syrie et les rangs de l’Etat islamique. Deux univers, deux femmes, deux mères, réunies initialement autour du projet mené par Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac: rassembler des victimes, des proches de victimes, des parents de jeunes radicalisés, des intervenants de première ligne pour échanger, mettre des paroles, faire lien, renouer ce que la douleur et la haine ont détruit.
Quand ces deux femmes se racontent, quelque chose d’inattendu se passe entre elles et l’amitié surgit. Entre Anvers et Bruxelles, leurs villes respectives, elles vont se (re)trouver, se (re)connaître, mettre des mots sur ce que traversent l’une et l’autre. Aujourd’hui, Fatima, nous sommes l’une en face à l’autre, réunies par l’horreur. Nous remontons le courant de nos vies ensemble. La douleur est évidemment présente au creux de chaque page, dans les silences et les blancs du texte. Ces deux femmes ont vécu l’innommable, la sidération, le chaos. Mais ce qui chamboule et touche davantage le lecteur est le respect immédiat né entre ces deux-là, la complicité, l’écoute, l’humour aussi qui fuse au détour d’un souvenir. Toutes deux sont jeunes grands-mères et se posent inévitablement la question de la transmission. Quelles passeuses seront-elles ? Que dire de tout cela à leurs petits, de leurs blessures souterraines, de notre monde en lambeaux ?
En réfléchissant ensemble à leurs parcours, à leurs grands-mères, à leurs parents, elles savent déjà qu’il n’y aura pas de place pour la haine. L’une et l’autre ont un attachement vital à l’hospitalité, au partage, à la joie. C’est ce qui les relie si profondément. C’est cela qu’elles diffuseront généreusement.
Un jour, parmi tant d’autres mots, elles répertorient des maximes, des proverbes que citaient leurs aînés : Cueille le jour/Après la pluie, vient le beau temps/Ce que tu donnes fleurit, ce que tu gardes pourrit/ … C’est sans doute de cet exercice de mémoire que vient le titre si doux retenu par Sophie Pirson : « Couvre-les bien, il fait froid dehors… ». Une expression étroitement liée à l’affection, à la protection, à la douceur d’une mère ou d’une grand-mère bienveillante. Une douceur qui imprègne ce « grand-petit-livre » qui donne l’espoir d’un monde meilleur, une promesse de vivre debout et ensemble.
Sophie Pirson a trouvé le ton juste pour raconter ce dialogue inattendu, mettre les mots de Fatima dans les siens. Son écriture est limpide comme une eau de source et invite son lecteur à ressentir intensément l’amitié, le chagrin, les larmes et les silences. Et la beauté, qu’elle traque sans relâche.
Préface de David Van Reybrouck
Éditions du Cerisier, 12 euros