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Les trésors du fonds
Pourquoi De sang-froid, le roman non-fictionnel publié aux États-Unis en 1966, est-il un classique du XXe siècle dans lequel se (re)plonger ? Pour des raisons littéraires avant tout. Ce texte narratif, tissé comme une véritable intrigue de 500 pages et dont les personnages prennent vie sous les yeux du lecteur, Truman Capote, l’enfant terrible de la littérature américaine, l’a voulu comme une immersion totale et fidèle dans la réalité. Pour ce faire, à l’instar d’un journaliste d’investigation, il a mené une enquête complète pendant cinq ans au cœur d’une bourgade du Midwest à propos d’un quadruple meurtre. À Holcomb, Comté de Finney, Kansas, et grâce à l’aide précieuse de son amie écrivaine et non moins renommée Harper Lee (to do : (re)lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur), Capote a minutieusement récolté les faits, ainsi que les ressentis de nombreuses personnes concernées par le fait divers sordide, recueillant aussi et surtout les confidences des deux meurtriers eux-mêmes. Résulte de ce travail titanesque un roman dense, planté dans un bled rural, religieux et conservateur de la Bible Belt, qui relate méticuleusement le meurtre par deux vagabonds d’un riche fermier, de sa femme et de ses deux adolescents en 1959, ainsi que ses conséquences judiciaires, morales et sociales. Au-delà de son réalisme brut et de sa perspective véridique, le texte, qui porte pour sous-titre Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences, n’est pas seulement un documentaire puisque Capote brosse au fil des pages le portrait psychologique de chaque protagoniste, à savoir les victimes mais, plus singulièrement les meurtriers, depuis la germination de l’idée du crime dans leur esprit, jusqu’à l’issue fatale de leur procès : leur exécution.
Ainsi, avec De sang-froid, Truman Capote se dresse comme le précurseur du « true crime », un genre littéraire et cinématographique certes fort prisé depuis, mais alors si novateur. Et de fait, le succès de ce livre a été colossal dans les années 1960 jusqu’aujourd’hui, tant en Amérique que dans le Monde entier, projetant son auteur dans la richesse et la gloire, tout en brisant net son élan créatif et en le noyant dans la dépression – on dit qu’il se fut lié d’amitié avec l’un des meurtriers d’Holcomb, et que l’exécution de ce dernier le dévasta…
Un autre grand intérêt de ce texte, je pense, reste qu’il ouvre une véritable réflexion sociologique à propos de l’éternel antagonisme entre misère et richesse, de l’illusion de l’American dream et surtout de la violence extrême qui en découle : celle-ci qui a entraîné les deux vagabonds à commettre le pire, celle-là qui a poussé une collectivité entière à exécuter sur les coupables le châtiment ultime, et dans les deux cas de sang-froid.
De sang-froid, un roman puissant qui aura suscité de nombreuses influences dans la littérature contemporaine, et pas uniquement anglo-saxonne. Et s’il vous venait l’envie de vous plonger dans ce genre littéraire efficace, voici, pêle-mêle et de manière non-exhaustive, quelques écrivain.e.s qui s’y sont essayé, parfois avec beaucoup de grandeur : Florence Aubenas (L'inconnu de la poste), Jean Teulé (Mangez-le si vous voulez), Philippe Jaenada (La Petite femelle, La Serpe), Emmanuel Carrère (L'Adversaire), Didier Decoin (La Pendue de Londres) ou encore l’écrivain flamand Chris De Stoop (Le Livre de Daniel).
Vous venez en discuter avec nous à la librairie ?
Folio, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raymond Girard, 10,50 euros.
Depuis D’acier, on sait que Silvia Avallone raconte l’adolescence comme personne – avec la nervosité, le tranchant et le trouble qui disent au plus près cet âge d’entre-deux.
Cœur noir poursuit ce chemin. Son héroïne, Emilia Innocenti, est assurément l’un des plus brûlants personnages croisés chez la romancière.
Quand le roman s’ouvre, Emilia a la trentaine et s’installe dans la maison d’une grand-tante décédée. La maison est depuis longtemps à l’abandon, comme le hameau de montagne auquel elle s’accroche, déserté par des décennies d’exode rural. La solitude convient à Emilia. À Sassaia, ce bout du monde auquel on n’accède qu’à pied au terme d’une montée éprouvante, elle vient chercher un lieu où se tenir à l’abri du passé. "Est-il besoin de dire que si quelqu’un décide de vivre dans un village vidé de ses habitants, c’est qu’il veut laisser derrière lui cette saison de la vie où il se passe des choses. Une saison où les événements vous bouleversent, vous déroutent, vous changent".
Mais la vie réserve des surprises et déjoue les prévisions. À Sassaia, Emilia rencontre Bruno. Il est l’instituteur du village voisin, et lui aussi une âme solitaire. Ses études brillantes auraient pu le mener loin mais il a choisi de revenir sur ces terres oubliées de la modernité, d'enseigner aux enfants, de vivre là avec ses propres fantômes. Emilia et Bruno se ressemblent: "On est des clairs-obscurs. Des trous pleins d’obscurité d’où sortent, parfois, de fortuites déchirures de lumière". L’amour qui naît entre eux, fulgurant et douloureux, est le cœur de ce roman de rédemption. Silvia Avallone peint leur histoire avec une grande intelligence narrative et déploie une cartographie sensible de la passion et du sentiment.
Cœur noir est aussi une passionnante réflexion sur le mal, la faute et le pardon. On ne dira rien des secrets qui rongent Emilia et Bruno, tant leur dévoilement s’avance pas à pas dans le récit et tient en haleine jusqu’à son terme. On peut avancer néanmoins qu’Emilia comme Bruno ont trouvé dans l’art des voies pour panser leurs blessures. Pour lui, la lecture est un compagnonnage essentiel, et les poèmes de Mandelstam comme une fondation sur laquelle tenter de rebâtir ce qui est perdu. Narrateur de Coeur noir, il tâtonne vers la vérité, la sienne et celle d'Emilia. Pour elle, diplômée des Beaux Arts, c'est le dessin qui permet d'approcher les zones en elle que les mots n'atteignent plus depuis longtemps. Elle se laisse guider par des maîtres anciens, l'anonyme dont elle restaure la fresque du Jugement dernier dans l'église d'un village perdu, ou Le Caravage, peintre et assassin, dont les noirs transpercés de lumière l'affolent parce qu'elle y reconnait sa propre part maudite.
Silvia Avallone démêle et retisse avec maestria tous ces fils. Elle a le sens du romanesque, de la tension, des contrastes: "aucun de nous ne contient une seule personne". Elle y ajoute l'énergie rageuse d'un roman social qui ne craint pas de souligner les lignes de front et la violence des dominations. Sa langue est joueuse, elle capture au plus juste dans ses filets les registres, les intonations, les expressions de chacun·e de ses personnages, qui sont nombreux et tous épatants de vérité. La lecture de Coeur noir est ébouriffante, elle affute sens et pensées, rassemble les énergies. Résilients, résistants, obstinés, Emilia et Bruno tirent de leurs adolescences saccagées ce secret universel: "tant que tu es vivant, tu dois".
Liana Levi, traduit de l'italien par Lise Chapuis, 23 euros
Disponible en format numérique ici
En 2020, Marc Torices avait illustré la biographie en bande dessinée de l'écrivain argentin culte Julio Cortázar aux éditions Presque Lune et c’était grandiose, un vrai choc visuel.
Torices nous revient cette fois dans un projet solo, scénario/illustration, dont le résultat est à nouveau bluffant.
On y suit les mésaventures du chien Cornelius, très peu respecté par son entourage et dont la seule vraie amie, Alspacka, se fait enlever sous ses yeux. Cet événement va évidemment profondément le troubler mais il va décider de ne pas l’affronter et balayer sous le tapis tout ce qui se rapportera à ce ravissement. A la fois naïf, dépressif, lâche et ambitieux - il a des vélléités de devenir un grand auteur -, le triste Cornelius va prendre toutes les mauvaises décisions pour tenter de se disculper complétement dans cette affaire.
On passe du rire et de l’absurde, à l’effroi, au malaise. Une bd-concept superbement éditée, composée comme une anthologie (d’une série qui aurait traversé les décennies) mariant mille styles, pastichant différents genres ou auteurs de bd. Les multiples ruptures de style traduisent l’état d’esprit des personnages, tous affreux, bêtes et méchants, avec une grande profondeur.
Un peu moins de 400 pages de mise en abyme des pouvoirs de la fiction, un plongeon dans la noirceur de l’âme d’un être qui passe à côté de sa vie.
Actes Sud, traduit de l’espagnol par Fernanda RIVERA, Karine LOUESDON, José RUIZ-FUNES, 34 €.
Un livre comme une trajectoire: précis, vif, poétique.
Avec Sophia, Éléonore de Duve tisse un destin de femme dans ce qu’il a d’essentiel. En 47 tableaux, elle donne à voir et à sentir l’épaisseur d’une vie : gestes, sensations, désirs, blessures, tendresses. Les mots dansent, comme Sophia quand s’ouvre le livre. Ils sont libres et ivres de cette liberté : la langue d’Éléonore de Duve voltige, transgresse, résonne. La phrase polit les mots comme les galets caressés par l’eau d’un ruisseau. La richesse d’écriture qui avait ébloui dans son premier roman, Donato, donne un relief singulier à Sophia – sa beauté et sa grâce.
L’histoire de Sophia s’écrit à rebours. Elle s’ouvre "dans la toundra dans le noir, au sein des fusils", alors que Sophia danse sous les balles. Quand les premiers mots de Donato parlaient de Genèse, c’est de fin dont il est question ici, de mort et d’une guerre imprécise mais dont l’ombre s’étend partout. Ce premier tableau en appelle d’autres, "chaque unité reliée à l’autre forme un ensemble, mouvant". Nous remontons de tableau en tableau vers l’origine, la naissance et même la vie d’avant la vie. Les tableaux se cousent mot à mot. Souvent s’y énonce et s’y annonce le titre du tableau suivant. La broderie avance point à point mais garde sa part floue: "elle picote le canevas, elle n’en suit pas les lignes, poinçonne à sa guise".
Dans les tableaux la vie palpite. Il y a des fleurs, beaucoup de fleurs, « une botanique concrète » qui nous rappelle que la vie est transformation. Elle patiente, bourgeonne, éclate de splendeur, puis s’éteint ; "les fleurs mettront un temps à revenir", mais elles reviennent, insistantes. La guerre n’éteint pas la vie, les visages demeurent comme les noms des morts, ils sont fragiles mais leur ténacité émeut.
Et puis il y a l’amour qui circule entre chacun des tableaux et se décline à l’infini: amour d’un paysage même meurtri, amour maternel, souffle des amants, amour contenu dans les gestes les plus simples, amour souple et fluide qui s’affirme: "au bord de je t’aime, qu’on se le tienne pour dit, il y aura toujours je t’aime".
Sophia poursuit le beau chemin d’écriture d’Éléonore de Duve. C’est un livre audacieux, libre et luxuriant, qui nous fait toucher avec beaucoup de finesse et d’humanité ce qu’est la guerre, comment elle s’inscrit dans les corps et les cœurs. Un livre aussi sur la vie qui insiste, "qui sait où le passereau s’en va".