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Le premier roman de Joseph Ponthus n’en est pas vraiment un – même si on ne sait pas exactement ce qu’est un roman. Il s’agirait plutôt du journal d’un prolétaire du XXIe siècle – ou, pour être plus précis, d’un intellectuel prolétarisé par la précarité.
Après des études de lettres et de travail social, et quelques années d’expérience dans ce second domaine, l’auteur – le récit est autobiographique – est engagé en tant qu’intérimaire dans une conserverie de poisson, puis dans d’autres, et aussi dans un abattoir. S’il se résout à cette extrémité, c’est « pour les sous », faute de mieux, parce qu’il a rejoint une femme aimée dans sa Bretagne natale, où il ne trouve pas d’emploi dans sa branche.
Page après page, ligne après ligne, Joseph Ponthus dresse l’inventaire des journées d’un ouvrier, sans rien omettre : l’embauche et la débauche, les horaires et la lumière artificielle qui font perdre la notion de jour et de nuit, la monotonie « Lancinante / Douce / Ou sordide » des gestes mille fois répétés, la violence du travail qui brise le corps et abrutit l’esprit, la fatigue et les douleurs, les révoltes et les résignations, une certaine solidarité aussi, entre ceux que la novlangue, inepte, n’appelle plus ouvriers mais opérateurs de production.
Ce catalogue, précis et exhaustif, prend une forme singulière : omettant la ponctuation et même le point final, Ponthus écrit des lignes – qui ne sont pas des vers – pour rendre le flux sans cesse interrompu des pensées quand on travaille à la ligne – car on ne dit plus à la chaîne non plus. Son écriture est brute, vive et énergique, parfois crue mais juste, teintée d’ironie et d’humour – comme lorsqu’il se réjouit toute une matinée d’avoir « dépoté des chimères » –, ce qui ajoute à la force de ces feuillets d’usine.
Récit d’une aliénation et d’une transformation, qui évite autant le misérabilisme que la sublimation, A la ligne est aussi l'histoire d’une résistance nourrie par la littérature et la chanson : les mots et l’imaginaire, ceux de Trenet au premier chef, ont sauvé Ponthus qui nous apprend qu’à l’usine, on chante pour tenir – car il s’agit avant tout de tenir, de survivre, et c’est une des vertus les plus puissantes de la poésie que d’être à la fois – mais pas seulement, loin de là ! – phare, canot et bouée.
S’il peint « le glauque de l’usine », Ponthus en montre aussi la « paradoxale beauté » : en éprouvant sa résistance physique et morale, elle l’a aussi endurci et aiguisé, de même qu’elle a bouleversé ses certitudes concernant le travail, la fatigue … et la joie. Elle a aussi agi comme un révélateur de lui-même et l’a aidé, au moins autant qu’un divan de psychanalyste, à apaiser ses angoisses.
Œuvre salutaire sans laquelle, de son propre aveu, l’auteur serait mort ou fou, A la ligne est aussi un témoignage étonnant pour ceux qui ignorent – veulent ignorer … – tout du travail en usine. Il illustre rigoureusement son épigraphe : « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter » (Apollinaire, lettre à Madeleine Pagès, 30 novembre 1915) – et que personne, dans le meilleur des mondes, ne devrait avoir à supporter.
La Table Ronde, 18 euros
Dans son premier roman, " Le Grand Marin " (2016, L’Olivier ; sorti en poche chez Points/Seuil), Catherine Poulain nous faisait embarquer à bord du Rebel, un bateau de pêche naviguant en Alaska. Surnommée « Moineau » par l’équipage, des hommes rudes et taiseux, Lili, la narratrice, avait fui le confort d’une vie douillette pour prendre la route – comme on prend le maquis. Frêle mais forte, armée jusqu’aux dents d’une détermination farouche, la jeune femme ne ménageait pas sa peine et gagnait le respect de ses compagnons – dont l’un d’eux, un jour, devenait plus qu’un camarade et menaçait de la faire dévier de son cap sauvage et solitaire.
Cette fois, c’est dans la vie des saisonniers, ces « abricots du rebut », que nous sommes plongés, aux côtés de Rosalinde et de Mounia. La première est férocement éprise de sa liberté – comme Lili – ; la seconde est dévorée par une faim insatiable – « désir insupportable de plus grande brûlure ». Animées d’une âpre volonté et d’une énergie qui sourd du fond des tripes, elles souquent dur et boivent sec. Elles semblent irréductibles – mais sont tendues à craquer.
Inspiré lui aussi par les pérégrinations de l’auteure – qui a connu la vie des saisonniers et celle des pêcheurs –, "Le Cœur blanc" est, comme elle le précise, une fresque : celle d’un monde que nous ne connaissons guère, voire pas du tout, et qu’elle dépeint sans fard ni complaisance, avec une justesse crue et une tendresse pleine d’empathie. Elle raconte la sélection, à l’aube, de ceux qui pourront travailler ; la besogne lourde et ingrate, les insultes et le mépris de certains patrons ; la misère et la crasse où croupissent les chemineaux – qui dans une grange, qui dans un cabanon qu’on lui prête le temps de la récolte, qui dans un vieux combi, … – ; les soirées et les nuits où ils s’abrutissent d’alcool pour oublier leur épuisement et tenter, vainement, de combler le vide ; la déchéance sordide où certains tombent.
Au cœur de cette histoire, le corps. Le corps suant et peinant, éreinté et abîmé par le travail, la boisson ou la drogue ; le corps souffrant ou exultant sous les coups ou les caresses d’une nature tantôt âpre et hostile, tantôt douce et généreuse ; le corps ardent, aussi – surtout –, désiré et désirant, dont l’auteure, dans une langue vive, emportée et irradiée, chante la beauté et la force, les appétits et les joies. Le corps fauve et brutal, enfin, quand le désir devient machine infernale et sombre dans la violence.
Roman puissant, incandescent et charnel, "Le Cœur blanc" pose aussi la question du sens à donner à sa vie – où et comment le trouver, dans le ressac sans trêve du désespoir qui terrasse et de la fièvre qui exalte ? –, de l’identité et des racines, et de la liberté : est-on libre quand on appartient à la race des trimardeurs, des sans-terres et sans-attaches ? Quand on est dévoré par une faim furieuse d’on ne sait trop quoi, toujours sur le point de crever d’inanition, qu’on boit à tomber pour rester debout – et qu’on sait « qu’on traîne ça comme un boulet » ?
Piotr, cul-de-jatte, et Kotik, unijambiste et manchot, sont des mutilés de la Seconde Guerre Mondiale. Après leur convalescence, ils se font mendigots et tournent poivrots, imbibés du matin ou soir et inversement de samogon, vouant un culte à Natalia Mekline, une héroïne de l’aviation russe, et rapetassant vétilleusement une lettre adressée au commissaire à la Santé, dans l’espoir – vain – de voir s’étoffer un peu leur maigre pension.
En 1950, au bord de la faillite – les affaires vont mal depuis la fin de la guerre : des hordes de mutilés crapahutant ont rejoint les villes ; la concurrence est rude et leur misère, banalisée, ne fait plus recette – les deux amis échouent, avec d’autres camarades, sur l’île de Valaam, à l’extrême nord du lac Ladoga, près de la Finlande, où le pouvoir a décidé de déporter les samovary – c’est ainsi qu’on les surnomme – à des fins esthétiques et idéologiques : ces éclopés font tache dans les rues d’une Union soviétique en pleine effervescence. Là-bas, dans un monastère désaffecté, au milieu de quelques centaines d’infirmes, dans la crasse et le froid, Piotr et Kotik, après avoir terminé leur laborieuse missive, élucubrent, toujours pochetronnant, le projet fou de quitter leur retraite pour aller à la rencontre de leur idole …
Le roman s’ouvre sur un panorama de la Cour des miracles qu’est l’île de Valaam, et dresse un catalogue de portraits truculents, pages d’Histoire et de tératologie mêlées, avant de se fixer sur les compères Piotr et Kotik, et de dévider leur histoire, depuis leur enrôlement jusqu’à leur relégation dans ce purgatoire des déglingués.
Dès les premières pages, le ton est donné, et le lecteur happé : nul pathos, aucune pitié convenue ; pas non plus de cynisme ni de complaisance. Au contraire : un style enlevé et vigoureux, mêlant avec verve langue populaire et langue châtiée, relevé çà et là de termes rares et usant parfois d’anachronismes incongrus mais expressifs – ainsi, les samovars ont des faciès de smileys. Grâce à cette écriture âpre et acérée, d’une grande précision, à un sens aigu du détail et à un subtil humour noir, Michel Jullien nous plonge, avec empathie, dans l’intimité de ses héros, au plus près de leur déchéance physique et morale, et donne à ces « rabroués de l’armée » une voix, une figure et – presque – un corps.
À la force du style s’ajoutent l’intérêt et l’originalité du sujet : il s’agit là d’un un épisode mal connu et peu documenté de l’histoire soviétique, que le mythe et la légende ont amplifié : comme le précise la postface, des vétérans en bringues ont bien été invités à se rendre sur l’île de Valaam, mais il n’est pas possible d’affirmer, dans l’état actuel des connaissances, qu’une vaste et nationale entreprise de déportation des mutilés de guerre ait été menée.
Quoi qu’il en soit, avec L’île aux troncs, farce grinçante, charge et satire et, si je puis dire, contre-épopée beckettienne, l’auteur, mêlant habilement le grotesque et le tragique, nous livre un roman singulier et de haute qualité, aussi saisissant que poignant.