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037L'avis d'Adrien :

Hig forme avec Bangley un binôme assez efficace. Si un malade errant ou un pilleur a le malheur de s’approcher à moins de 400 mètres de leur camp, il se fait tirer comme un lapin par les fusils haute précision de Bangley. Hig est sentimental, il voudrait négocier, voir la part d’humanité dans chaque homme. Bangley, pas vraiment, lui, la survie en ligne de mire, ne veut prendre aucun risque.

Nous sommes dans un futur proche et trois quarts de la population mondiale a été décimée par une mystérieuse maladie du sang. Ceux qui restent tentent tant bien que mal de poursuivre leur vie. Hig fait donc la paire avec Bangley. Il a perdu sa femme, son enfant, reçoit et donne toujours beaucoup d’affection à son vieux chien Jasper, part avec lui à la chasse, à la pêche, cultive son jardin, compose des haikus. A côté de ça, Bangley son truc, c’est de renforcer sans cesse leur système de défense.

Cette dystopie se situant quelque part entre La Route de McCarthy et Mad Max, l’écriture de Heller, sublime et directe, nous offrent une montagne russe d’émotions. Dans la beauté de la nature qui reprend ses droits sur les constructions humaines malgré la sécheresse de ce nouveau monde, dans la force des sentiments humains confrontés à un tel cauchemar, dans la profondeur psychologique des protagonistes, dans l’humour cynique ou burlesque, face à tant d’horreurs et splendeurs, on reste coi. Cette fable écologique et humaniste est prenante, on est triste d’arriver si vite au bout de ces parts de vie qui nous sont contées. On pourrait suivre les aventures de Hig comme un feuilleton qui ne finirait pas. Les temps sont durs, c’est peu de le dire, mais ça ira peut-être mieux demain.

Ce premier roman de Heller est un bijou, un coup de maître. Sur ce, nous allons nous empresser d’aller lire son deuxième roman au titre magnifique, Peindre, pêcher et laisser mourir.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, Actes Sud, 9,70 €btn commande

Disponible en format numérique

036L'avis d'Adrien :

Récit initiatique, comédie dramatique puis drame comique et enfin tragédie, Lise Charles et son écriture enfantine et faussement naïve nous prennent par la main et nous retournent le cerveau. Une pépite bubblegum, intelligente et érudite sans qu’il n’y paraisse.

La môme Française Lou/Loo, comme la maîtresse d’Apollinaire ou en doublant le o augmentant avec fantasque son pouvoir de séduction, se retrouve à New York seule, sorte d’Holden Caulfield au féminin, dégagée par sa sœur ainée qui préfère profiter de ses amants d’un soir en toute intimité que de s’occuper de sa frangine. Remisée dans une petite chambre cradingue, elle suit un temps un poète minet pseudo-branché de Brooklyn. Devenant vite lassant et fade, le jeune enamouré Wolf sera vite remplacé par Peter. Artiste contemporain charismatique, ce dernier va lui demander de lui servir de modèle à long terme, d’apprendre le français à ses énigmatiques enfants, en échange du gîte et du couvert. Prise au piège d’une famille dépressive, Loo se laisse vivre et porter par l’ambiance dans ce cauchemar horrifique et compose au jour le jour, mois après mois avec son ennuyeux quotidien raconté de façon enjouée, à la fois avec drôlerie, légèreté et profondeur.

D’anecdotes en anecdotes, de digressions faussement anodines en regards et interpellations tutoyées face caméra et adressés au lecteur, de phrases, en anglais dans le texte, semées ça et là, soulignant la complexité du langage en rêves oniriques, Lise Charles, son écriture et ses dessins éparpillés, nous emmènent dans le monde d’une ado vive, vivifiante, au charme effronté à qui on ne la fait pas. Crise adolescente, voyage initiatique, heureux (ou pas) qui comme Ulysse revient (ou pas) d’un long voyage !

Je te raconte toute l’histoire d’une manière un peu simplifiée, mais tu ne m’en voudras pas j’espère, c’est pour toi, je fais des efforts pour que tu comprennes la situation. Quand je lis un livre ou que je vois un film, je suis toujours reconnaissante si on me dit tout de suite qui est bon qui est mauvais, qui aime qui et qui déteste qui ; ça rend l’histoire plus facile à suivre et on peut profiter du reste sans se casser la tête. (…) Peut-être je te sous-estime, peut-être je suis la seule idiote à ne pas pouvoir comprendre une histoire s’il y a plus de deux personnages dedans, mais sait-on jamais. Je te dis les choses comme j’ai pensé qu’elles étaient, je peux me tromper, ça peut avoir été plus compliqué, mais tu n’es pas ici pour attraper un mal de tête en te tracassant sur des subtilités psychologiques, et moi non plus. 

P.O.L., 18,90 €btn commande

Disponible en format numérique

 

L'avis d'Anouk:

defaites - gaude"Salue Alexandrie qui s'en va (...) Salue Alexandrie que tu perds".

L'exhortation que lance à travers les siècles Constantin Cavafy à Antoine, vaincu par Octave dans son refuge d'Alexandrie, éclaire le projet ambitieux de Laurent Gaudé: tenter d'approcher ce que sont nos défaites, intimes, politiques, militaires. La question est brûlante car dans notre monde insaisissable, qui peut dire où sont les gagnants, où les vaincus?

Et c'est bien autour du prisme du contemporain que Laurent Gaudé compose sa fresque. De Bamako au Kurdistan, de Paris à Beyrouth, de Tripoli au Pakistan, Écoutez nos défaites revient sur les zones de fracture de notre temps. Assem et Mariam, dont l'unique nuit d'amour ouvre le roman, sont des héros fatigués. Lui vient du monde de la guerre, de l'action, de l'urgence, et a douloureusement conscience de l'absence de sens de ses missions. La dernière d'entre elles: partir sur la piste d'un ancien membre des commandos d'élite de l'armée américaine en désertion, qui s'adonne à d'étranges trafics. Elle est archéologue et tente, en Irak, en Syrie ou ailleurs, de sauver ce qui peut l'être encore de la rage destructice — "non plus les vies, les destins singuliers, mais ce que l'homme offre au temps, la part de lui qu'il veut sauver du désastre, la part sur laquelle la défaite n'a pas prise, le geste d'éternité". Assem et Mariem savent l'amertume des défaites mais tentent de perdre avec noblesse. L'un et l'autre considèrent que l'art, la beauté, la poésie préservent de l'anéantissement et permettent de se tenir debout dans un monde affolé.

Laurent Gaudé illumine leur histoire, poignante, de pages arrachées à la grande Histoire. Agamemnon qui attend des vents favorables pour faire voile vers Troie, Hannibal aux portes de Rome, Ulysses Grant face aux Confédérés, Hailé Sélassié opposant ses troupes désarmées aux armées mussoliniennes... Autant de destins dont il n'est pas simple de partager les victoires et les défaites. "Écoutez nos défaites, ils le disent ensemble, avec une sorte de douceur et de volupté, écoutez nos défaites, nous n'étions que des hommes, il ne saurait y avoir de victoire, le désir, juste, jusqu'à l'engloutissement, le désir et la douceur du vent chaud sur la peau".

Actes Sud, 20 €btn commande

Disponible en format numérique 

 

judas - ozL'avis d'Anouk:

Il y a longtemps qu'Amos Oz a convaincu ses lecteurs à travers le monde de l'importance de son œuvre. De Mon Michaël à Une histoire d'amour et de ténèbres, elle est ponctuée de romans tout à la fois singuliers et universels, profondément enracinés dans la société israélienne mais nourris aussi de la poussière des chemins empruntés pendant des millénaires par le peuple juif. Chemins balisés par un sens inouï du récit, qui se manifeste en même temps et avec autant de vigueur dans une haute culture du livre (livres sacrés et littérature) et dans une verve populaire, truculente, volontiers burlesque.

Judas compte assurément parmi les très grands livres de Amos Oz. On aurait du mal à le résumer tant les fils dont il se compose sont subtilement mêlés.

Il y a d'abord Schmuel Asch, jeune étudiant en histoire timide, empêtré de lui-même, tentant d'oublier par l'étude une vie qu'il maîtrise de mal — depuis ses parents qui lui sont parfaitement étrangers jusqu'à la fille qu'il aime et qui vient d'en épouser un autre. Il y a ensuite la mystérieuse Atalia Abravanel, qui engage Schmuel pour tenir compagnie à Gershom Wald, vieillard reclus dans sa maison des confins de Jérusalem, comme échoué parmi ses livres et ses souvenirs. Entre les trois personnages, une étrange complicité se noue et se dénoue, tissée de fantasques habitudes, de désirs refoulés, de joutes verbales, toute une géographie relationnelle aussi alambiquée que le plan de la maison qui les abrite.

Le propos pourrait être anecdotique s'il n'était pas traité avec toute la finesse, toute la clairvoyance de l'immense romancier qu'est Amos Oz. Celui-ci place son trio sous un double éclairage historique. Celui, tout d'abord, du monde où évoluent Schmuel, Atalia et Gershom Wald, la Jérusalem de 1960. Israël est un État jeune encore, et les débats qui ont mené à sa création ne sont pas éteints. L'option nationaliste de Ben Gourion était-elle l'unique voie possible? Beaucoup ne le croient pas, et la maison de Gershom Wald a été témoin de bien des affrontements idéologiques. Et nous aurions tort de penser que ces débats vieux de plusieurs décennies ne résonnent pas singulièrement avec notre actualité la plus brûlante.

L'autre éclairage historique que jette Amos Oz sur son roman est celui de l'Évangile — le titre hébreu du livre est d'ailleurs L'Évangile selon Judas. Schmuel consacre ses recherches au regard posé par les Juifs sur Jésus. La figure de Judas, que 2000 ans de christianisme ont identifiée à celle du traître absolu, le fascine. Qu'est-ce que trahir? Ne s'agit-il pas d'une forme mésestimée de courage et de liberté?

Baigné dans "la lumière de pins et de pierres" d'un hiver à Jérusalem, Judas est une lecture vivifiante, généreuse et fraternelle, dont les derniers mots — "Et il resta là à s'interroger" — résument abruptement et non sans humour notre condition d'hommes.

Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 21 €

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succession - duboisL'avis d'Anouk:

Des héros de Jean-Paul Dubois, Paul Katrakilis porte le prénom, la désinvoluture et l'irrépressible mélancolie. Fils unique d'un couple peu assorti — sa mère n'a jamais caché qu'elle préférait son propre frère à son époux —, petit-fils du médecin personnel de Staline arrivé en France peu après la mort du Petit Père des peuples, Paul choisit après ses études de médecine d'échapper au poids d'une famille destructrice. Il s'établit à Miami et y devient joueur professionnel de pelote basque, un sport qui fait fureur en Floride.

La rudesse du monde sportif lui semble infiniment préférable au climat vicié qui règne chez les Katrakilis. Paul a-t-il pour autant échappé à l'héritage familial? On aimerait avec lui croire au "bonheur simplifié" qu'il s'est bâti outre-Atlantique: quelques amis hauts en couleur, deux femmes inoubliables, un vieux bateau et un chien affectueux. Mais il n'est pas aisé de refuser une succession, et Paul l'apprendra dans de profonds déchirements.

"La succession" est le roman du bonheur et de sa perte, de la liberté qui n'est jamais là où l'on croit, du poids de tragique que recèle toute vie. On y retrouve l'élégance désabusée de Jean-Paul Dubois, son sens du détail, son humour tout d'ironie, mais aussi, plus encore que dans ses romans précédents, une douloureuse noirceur et même un désespoir qui laissent au lecteur bien des questions entêtantes.

L'Olivier, 19 €

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