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plongeur - larueL'avis d'Anouk:

« Tu vas voir, c'est de l'ouvrage ».

On n'avait pas menti au narrateur : un job à La Trattoria, resto hype de Montréal, c'est plutôt physique.

Tant mieux. Les rushes, la vaisselle sale, les légumes à éplucher, la mauvaise humeur des chefs... tout ça lui remet la tête sur les épaules, alors qu'il s'abîmait dans sa dépendance aux jeux d'argent et à leur poisseux engrenage – mensonges, solitude, vertiges du manque.

Sur les traces de Bébert, à peine plus âgé mais qui a déjà tout vécu (« il ressemble à Frank Black qui jouerait Kurtz dans Apocalypse Now, mais aussi un peu à un bouddha sur le speed »), le narrateur découvre la vie des brigades, toujours sous tension, et le réconfort entre collègues après les soirées en cuisine. On plonge avec eux dans la nuit montréalaise, pour le meilleur et pour tout le reste.

Fiévreux, vif, tendu tout au long de ses 500 pages, « Le plongeur » fascine par sa nature documentaire (vous n'irez plus jamais au restaurant sans penser à ce qui se joue dans les cuisines). La référence à George Orwell et à son fameux « Dans la dèche à Paris et à Londres » n'est pas usurpée : les enjeux ne sont plus les mêmes, mais la violence sociale n'a pas changé.

Stéphane Larue, qui a donné son prénom et sans doute beaucoup de lui-même à son personnage, nous initie en accéléré au québécois (dépaysement assuré) en même temps qu'il partage une solide et généreuse leçon de vie.

Son « Plongeur » met en appétit: un épatant premier roman.

Le Quartanier, 22 €btn commande

Pays natal - DhôtelL'avis de Delphine

 

Il semble – fors une confrérie de happy few dont la plupart sont écrivains –  qu’on ait oublié André Dhôtel ; il est certain qu’on a tort.

Il a écrit, entre les années 30 et 80, une quarantaine de romans, de nombreuses nouvelles et des poèmes qui, tous, sont désuets et inactuels mais intemporels, et dotés d’un charme – au sens magique du terme –  puissant quoique subtil.  Il est aussi l’auteur d’articles et d’ouvrages critiques, notamment sur Rimbaud. Parmi ses œuvres, Pays natal, réédité au début des années 2000 chez Phébus (Libretto), avec quelques autres titres – dont plusieurs sont malheureusement épuisés.  

Félix est un enfant abandonné qui a été recueilli et élevé par de paisibles et dignes petits commerçants. A 25 ans, son avenir semble tout tracé : secrétaire particulier dans une épicerie en gros installée à Namur, il donne pleine et entière satisfaction à son patron et a toutes les apparences d’un jeune homme très sérieux. Il s’apprête de surcroît à épouser Juliette Dorme, une fille de bonne famille. Tout s’annonce sous les meilleurs auspices… jusqu’à ce qu’il tombe par hasard sur Tiburce, un vieux camarade perdu de vue qui vit de menus trafics plus ou moins interlopes. Il se laisser alors embringuer dans des histoires qui le ramènent aux frasques de leur adolescence, réveillent des souvenirs enfouis – un visage « d’une beauté incroyable » – et compromettent sans appel ses beaux projets.

C’est que Félix, comme tous les héros dhôtelliens, est voué aux aventures, aux toquades aussi bien qu’aux passions immarcescibles. Il suffit d’un rien, d’un hasard aussi insignifiant que fulgurant – l’éclat d’un visage, une image étonnante, … – pour que ces jeunes gens sortent des voies régulières et se perdent dans des sentiers buissonniers.  Ils se livrent alors corps et âme à des vagabondages qui mènent bien loin de toute carrière, de tout honneur, de toute position solide et avantageuse – toutes choses qui sont, dans l’univers de Dhôtel, assez dénuées de valeur – et qui, après maintes tribulations, aboutissent à une reconnaissance éclatante qui a valeur de révélation – thème récurrent chez cet écrivain – et à une fin inattendue, lumineuse et âpre.

Comme les autres romans de Dhôtel, Pays natal est écrit avec les mots et les tours les plus simples et l’histoire, riche en péripéties, peut sembler anodine, sans grande portée. Il ne faut pourtant pas s’y arrêter, et encore moins reléguer Dhôtel au purgatoire des écrivains faciles, superficiels, divertissants : cette « redoutable » simplicité – ainsi que la qualifiait Henri Thomas, un autre oublié des lettres – masque une profondeur moirée qu’on ne soupçonne pas d'abord et qui témoigne de la quête inlassable de Dhôtel : il s’agit pour lui d’« explorer le domaine étonnamment secret de la banalité », d’en révéler, ou tout au moins d’en suggérer, les merveilles celées – et parfois les ombres. Livre après livre, il explore le réel dans ce qu’il a de plus concret, de plus quotidien, de plus insignifiant – c’est-à-dire qu’il sonde le mystère des choses et des êtres, leur étrangeté foncière, et plonge au fond de l’inconnu. C’est là que sourd le merveilleux dhôtellien : dans la présence diffuse et chatoyante d’un autre monde au sein de celui-ci, présence qui ne se manifeste qu’à ceux qui savent regarder et attendre, s’attacher aux détails les plus infimes et s’y abîmer, se perdre et recevoir comme un présent nonpareil les épiphanies fugaces qu’ils offrent – en d’autres termes, ceux qui savent qu’« une science subtile de l’égarement illuminera les plus humbles choses ».

Il y aurait bien davantage à dire sur Dhôtel, en qui Mauriac voyait « le créateur du plus étrange de nos univers romanesques », mais cela suffira, je l’espère, à vous donner envie d’entreprendre un voyage dans le Dhôtelland, ce pays singulier dont on ne revient jamais.

 

Phébus, 9,05 euros btn commande

manifesto - recondoL'avis d'Anouk:

"On meurt, c'est tout, et on agrandit l'âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser".

 

Ses parents lui avaient donné un prénom promettant le bonheur.

Félix de Récondo pourtant a tôt appris que la vie ne va pas sans tragédie. Grandi dans une famille basque espagnole, il connaît dès l'enfance la guerre civile et les routes de l'exil. Esprit libre et âme d'artiste, Félix trace un chemin bien à lui, ouvert à l'émerveillement et à la beauté du monde. Mais la mort guette, jamais bien loin. Elle lui prendra l'un après l'autre trois de ses enfants.

La quatrième, Léonor, offre à ce père aimant et aimé un tombeau de mots — ce doux et vaillant Manifesto.

C'est un livre de deuil, assurément, mais tissé d'un appétit de vie peu commun. Un livre abrupt où alternent des chapitres très courts, comme une respiration hachée, et dans le même temps un livre qui élargit l'espace et le temps. Manifesto est bref comme le moment du dernier au revoir: une nuit de mars, Félix, hospitalisé pour une opération somme toute banale, va mourir de complications inattendues. Appelées à son chevet, sa compagne et sa fille assistent impuissantes à son agonie. Le temps est suspendu, calé sur le souffle toujours plus rare de Félix. Léonor de Recondo offre en contrepoint aux pages tendues qui racontent cette nuit des chapitres au ton bien différent. Depuis un monde qui n'est déjà plus tout à fait le nôtre, Félix converse avec un vieil ami, Ernesto (Ernest Hemingway, qui a séjourné dans sa famille à plusieurs reprises dans les années 1930). Les deux hommes échangent souvenirs et considérations sur la vie et sur l'art: un compagnonnage au goût de liberté et de vagabondages.

L'alternance de ces chapitres de nature si différente offre au livre une grâce infinie et ramène la mort au coeur de la vie. Léonor de Récondo touche juste, au plus près des émotions. Au plus près de cette complicité artistique qui l'unissait, elle la violoniste, à son père sculpteur — elle fait dire à Félix: "j'ai, alors, imaginé que j'étais moi-même musicien et qu'elle dessinait avec son archet, que ce qui nous intéressait l'un et l'autre, c'était d'entrer mains en avant dans cette masse et de laisser le souffle y trouver sa place, toute sa place".


"Manifesto" est un livre rare, subtilement tenu en équilibre entre la consolation et l'émerveillement. Un formidable hommage à la vie et à l'amour.

 

Sabine Wespieser Éditeur, 18 €btn commande