librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

Ile aux troncs - JullienL'avis de Delphine

Piotr, cul-de-jatte, et Kotik, unijambiste et manchot, sont des mutilés de la Seconde Guerre Mondiale. Après leur convalescence, ils se font mendigots et tournent poivrots, imbibés du matin ou soir et inversement de samogon, vouant un culte à Natalia Mekline, une héroïne de l’aviation russe, et rapetassant vétilleusement une lettre adressée au commissaire à la Santé, dans l’espoir – vain – de voir s’étoffer un peu leur maigre pension.  


En 1950, au bord de la faillite – les affaires vont mal depuis la fin de la guerre : des hordes de mutilés crapahutant ont rejoint les villes ; la concurrence est rude et leur misère, banalisée, ne fait plus recette – les deux amis échouent, avec d’autres camarades, sur l’île de Valaam, à l’extrême nord du lac Ladoga, près de la Finlande, où le pouvoir a décidé de déporter les samovary – c’est ainsi qu’on les surnomme – à des fins esthétiques et idéologiques : ces éclopés font tache dans les rues d’une Union soviétique en pleine effervescence. Là-bas, dans un monastère désaffecté, au milieu de quelques centaines d’infirmes, dans la crasse et le froid, Piotr et Kotik, après avoir terminé leur laborieuse missive, élucubrent, toujours pochetronnant, le projet fou de quitter leur retraite pour aller à la rencontre de leur idole …


Le roman s’ouvre sur un panorama de la Cour des miracles qu’est l’île de Valaam, et dresse un catalogue de portraits truculents, pages d’Histoire et de tératologie mêlées, avant de se fixer sur les compères Piotr et Kotik, et de dévider leur histoire, depuis leur enrôlement jusqu’à leur relégation dans ce purgatoire des déglingués.


Dès les premières pages, le ton est donné, et le lecteur happé : nul pathos, aucune pitié convenue ; pas non plus de cynisme ni de complaisance. Au contraire : un style enlevé et vigoureux, mêlant avec verve langue populaire et langue châtiée, relevé çà et là de termes rares et usant parfois d’anachronismes incongrus mais expressifs – ainsi, les samovars ont des faciès de smileys. Grâce à cette écriture âpre et acérée, d’une grande précision, à un sens aigu du détail et à un subtil humour noir, Michel Jullien nous plonge, avec empathie, dans l’intimité de ses héros, au plus près de leur déchéance physique et morale, et donne à ces « rabroués de l’armée » une voix, une figure et – presque – un corps.


À la force du style s’ajoutent l’intérêt et l’originalité du sujet : il s’agit là d’un un épisode mal connu et peu documenté de l’histoire soviétique, que le mythe et la légende ont amplifié : comme le précise la postface, des vétérans en bringues ont bien été invités à se rendre sur l’île de Valaam, mais il n’est pas possible d’affirmer, dans l’état actuel des connaissances, qu’une vaste et nationale entreprise de déportation des mutilés de guerre ait été menée.  


Quoi qu’il en soit, avec L’île aux troncs, farce grinçante, charge et satire et, si je puis dire, contre-épopée beckettienne, l’auteur, mêlant habilement le grotesque et le tragique, nous livre un roman singulier et de haute qualité,  aussi saisissant que poignant.

Verdier, 14 eurosbtn commande

a son image - ferrariL'avis d'Anouk:

Depuis 2001 et la parution de son premier livre, Variations sur la mort, Jérôme Ferrari construit une œuvre incontournable dans le panorama de la littérature française contemporaine. Couronné par le Prix Goncourt pour Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud, 2012), Jérôme Ferrari s'interroge de livre en livre sur la façon dont les mondes se défont et finissent par disparaître. La beauté sombre et désenchantée de l'écriture, les questionnements philosophiques (notamment autour du mal et de sa représentation), le travail de mémoire et la relation puissante à la terre corse: autant de fils rouges qui courent à travers une œuvre profondément cohérente.

À son imagequi paraît aujourd'hui, est un livre à la richesse infinie, qui tresse de nombreuses lignes de force et de tension, des destinées multiples, des éclats de réalité dans le tissu de la fiction. Et ce tressage est serré, ramassé, comme le titre du livre qui en trois petits mots condense bien des significations et bien des résonances.

Le roman propose une passionnante réflexion sur l'image, et singulièrement l'image photographique. On connaît l'intérêt de Jérôme Ferrari pour cette thématique: c'est sur la contemplation d'une photographie que s'ouvrait Le sermon sur la chute de Rome. En 2015, dans À fendre le coeur le plus dur, écrit à quatre mains avec Oliver Rohe, Jérôme Ferrari posait, à partir des photos de Gaston Chéreau sur la guerre italo-lybienne de 1911, la question éminemment contemporaine de la représentation de la violence, entre nécessité de témoigner et obscénité de représenter.À son image poursuit donc un chemin arpenté depuis longtemps par Jérôme Ferrari. Il le fait en choisissant de recourir à la fiction.

Au centre du livre, un formidable portrait de femme. Antonia naît en Corse, dans les années 1960. Parce qu'elle se passionne pour les photos de famille, son oncle et parrain lui offre un appareil photo pour ses 14 ans. C'est l'instant décisif, qui décidera de sa vie entière. Après des études avortées à Nice, Antonia rentre en Corse et trouve, grâce à son oncle encore, un poste de reporter photo dans un journal local. Dans les années '90, lassée de l'insignificance de son travail quotidien, elle prend un long congé pour se rendre dans la Yougoslavie en guerre. Elle voudrait par ses photos rendre compte, éveiller les consciences, être comme les photographes qu'elle admire "utile, courageuse et obstinée".

Mais Antonia n'est pas seulement une photographe, c'est aussi une fille, une soeur, une femme amoureuse, dont nous suivons le long et parfois douloureux chemin vers l'affranchissement dans une Corse au virilisme omniprésent. Les relations d'Antonia et ses proches sont aussi un des axes du livre, et notamment la relation la plus intime, la plus conflictuelle, la plus passionnée: celle qui la lie à son oncle et parrain, qui est aussi prêtre, et à qui revient cette tâche impossible de célébrer les funérailles d'Antonia.

Car Antonia meurt, à 38 ans, dans les premières pages du roman. Elle qui a tant regardé, elle meurt d'un éblouissement, qui emporte sa voiture dans un ravin de l'Ostriconi. C'est à déplier toutes les vies d'Antonia que s'emploie le roman, épousant la structure de la messe de ses funérailes.

Roman d'un échec, roman du doute et de la désillusion, À son image est un livre intense et poignant, construit selon un dispositif narratif imparable. Jérôme Ferrari y fait éprouver à chacun de ses lecteurs d'éprouver au plus intime tout le tragique de la condition humaine.

 

Actes Sud, 19 €btn commande

La Folie Elisa - AubryL'avis de Delphine:

C’est une histoire de naufrage, ou plutôt de naufragées : Emy est une star du rock, Irini une sculptrice, Sarah une danseuse et Ariane une comédienne. Elles sont anglaise, grecque, allemande et française. Toutes ont le rêve et l’appétit plus grand que la vie, la peau et le cœur poreux, perméables, frémissants. Toutes ont été submergées et brisées par la houle et les lames, par des tempête intimes et par la fureur du monde – attentats, migrants, murs qui se dressent, … Toutes se sont enfuies et échouent à la Folie Elisa, où une autre femme leur offre, dans le silence et la grâce – celle du don et de la porte ouverte, celle des lieux qui sont hors du temps, havre et île – une chambre à soi et une oreille maternelle, généreuse et sagace.


Ce sont des voix puissantes – bien qu’érailles – et ardentes, qui s’élèvent dans ce livre de Gwenaëlle Aubry, les voix de femmes qui se sont écroulées, parce qu’un jour leur art, ce rempart de brindilles, ne les a plus protégées de la violence du monde, parce qu’elles l’ont laissée les traverser, les ébranler, les fracasser. Aussi parce que, comme l’a compris la cinquième voix, celle de leur hôtesse, feutrée mais profonde, ce sont des femmes qui aspirent à des commencements, à de « grandes rafales de vie », qui, funambules « toujours trop haut, trop bas, trop loin, trop près », vacillent ; des femmes qui sont irradiées de fièvre et de faim, qui « cherchent la chair » de toute chose.


 La Folie Elisa, c’est la maison des feuilles – des foliae –, où d’autres feuilles, roussie et cassantes –  mais éperdument vivantes –, emportées par « le même vent sorcier », trouvent (un) asile – elisa – où dévider l’écheveau de leur haute folie.


C’est surtout un récit intense et incandescent, qui incante l’âpreté de la vie autant que sa splendeur, un récit de la destruction et de la perte qui appelle à la reconstruction et aux retrouvailles : comme nous le savons et l’ignorons tout à la fois, il faut perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille, et « savoir honorer sa perte pour la transformer. Non la chérir, mais la respecter. Trouver en elle de quoi lutter […] ».

Mercure de France, 15 eurosbtn commande