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canoes kerangalL'avis d'Anouk:

Canoës ramasse en une épure tout ce qui se joue dans le travail romanesque de Maylis de Kerangal. En huit textes qui fonctionnent entre eux comme un ensemble organique, pulsant une même énergie, on trouve déployées les questions au centre d'une œuvre qui compte d'évidence parmi les plus captivantes d'aujourd'hui. Canoës compose un  paysage de corps et de voix qui s'aimantent, s'additionnent, se diffractent, se reflètent. La circulation est fluide entre tous ces textes tissés serrés par des jeux d'échos et des mises en réseau (telle date qui revient, l'ombre d'un oiseau, un enfant aux yeux sombres, la quête d'une fréquence audible dans les stridences de la radio). Maylis de Kerangal est décidément une architecte aussi virtuose dans la forme brève que dans ses romans-épopées.

Poursuivant le chemin pris avec Un monde à portée de main, Canoës explore l'intime et prend le risque de la première personne. Les textes mettent en scène des femmes dans un moment de fragilité. Toutes sont, volontairement ou pas, déroutées de leur vie ordinaire («aux aguets, vulnérable, précaire», «désajustée», «légèrement décollée de moi-même»). On attend d'elles qu'elles s'adaptent et trouvent un nouveau point d'équilibre, mais elles jouent la résistance. Ainsi dans «Mustang», la novella centrale, une jeune Française installée au Colorado n'arrive pas à se couler dans son nouvel environnement: «je résistais, cabrée, réfractaire», et pourtant «anxieuse à l'idée que les espèces qui ne s'adaptent pas disparaissent inéluctablement». Les cheminements intimes de ces femmes d'âges et d'horizons différents sont saisis au plus près de leurs tâtonnements par une écriture vive, précise, cueillant la moindre inflexion du corps et de la pensée.

Mais ce sont surtout les voix que Canoës s'efforce d'attraper. Leur timbre, leur souplesse, leur singularité, ce qui transforme le souffle humain en «matières acoustiques», en «ruisseau de montagne», en paysage intime. Rien n'échappe à l'acuité de Maylis de Kerangal: voix enregistrées, captées par une radio, un répondeur, un micro, ou voix qui murmurent au creux de l'oreille; voix qui trébuchent, bégaient, se cherchent; voix du souvenir aussi, celles des morts aimés que l'on cherche à retrouver. Cette patiente quête des voix donne à chacun des personnages croisés dans Canoës un degré d'incarnation et de présence d'une rare puissance. Car s'il n'y a rien de plus fragile et de plus évanescent qu'une voix, il n'y a pas non plus meilleur sismographe de la vérité d'un être. La voix s'accorde dans une zone qu'aucune posture, qu'aucune bravade ne peut faire mentir.

Les canoës du titre glissent avec fluidité sur le lit creusé par toutes ces voix. De texte en texte, le motif du canoë offre sa polysémie gracieuse. Si le mot renvoie au mouvement, à la légéreté, à la vitesse, il ramasse aussi l'idée de disparition et d'impossible deuil pour les peuples indiens massacrés. Deux nouvelles sont arrimées dans les paysages des Grandes Plaines américaines, mais tous les autres textes ont à voir avec la perte, la quête des traces, le travail de mémoire.

Le canoë est peut-être aussi, par sa capacité à apporter biens et messages d'une communauté à une autre, comme une image de l'écriture elle-même cherchant à ramasser et transmettre des éclats de réel. Dans le sillage d'Ursula Le Guin, le livre donne corps à l'idée d'une fiction comme contenant, réceptacle. Et ce n'est sans doute pas un hasard si les femmes croisées dans Canoës ont des poches, des paniers, des sacs qu'elles remplissent «de vestiges, de reliefs, de petites choses». La nouvelle «Mustang» se termine avec l'évocation d'un bol tourné par la narratrice: «me portait le rêve de fabriquer un jour un bol, un simple bol, où je pourrais garder ce que j'ai glané dans ce pays, et le rapporter chez moi». Le canoë serait le lieu pour ressaisir «ce qui se tient disjoint».

Et l'on se sent gagné, dans chacun de ces huit textes, par «la crue de l'émotion», une émotion qui irrigue tous les sens et démultiplie les perceptions. La somptueuse beauté de la langue de Maylis de Kerangal, son sens narratif, sa générosité : tout fait empreinte dans nos vies de lecteurs, tout élargit notre espace de rêve et de pensée.

 

Verticales, 16.50 euros btn commande

Disponible en format numérique ici

fièvre de cheval Sylvain ChantalL'avis de Maryse:

Un monologue cocasse, celui d’Anatole, un ancien consultant (en quoi, déjà ?), que la solitude et l’ennui ont projeté dans le bar PMU de son quartier. Un peu malgré lui, graduellement, il s’est laissé envahir par la fièvre des paris. Turfiste devenu stratège, il dépeint avec allant le monde des fameux bistrots français de paris équestres, ses piliers de comptoir, ses miseurs obstinés, ses tenanciers désabusés, ses Omar Charif en perdition…

Tiercé, quarté, quinté plus : faites vos jeux !

Le portrait par lui-même d’un gentil loser emberlificoté sans l’avoir senti venir dans des rencontres rocambolesques et des trafics douteux. Le style est enlevé, caustique, je dirais même galopant ; la description véritablement pittoresque.

Fièvre de cheval de Sylvain Chantal : voici la lecture décalée de ce printemps tardif !

Le Dilettante, 15 euros.btn commande

rompre les digues emmanuelle pirotteL'avis d'Anouk:

Avec elle, nous nous sommes terrés dans les caves où, sous le feu de la bataille des Ardennes, les civils attendaient la fin du monde — ou la rédemption; nous avons fui Bruxelles ravagée par une épidémie (prémonitoire De profundis!); nous avons traversé à brides abattues les terres sauvages du Québec du 17e siècle sur la trace de deux frères se disputant un héritage; nous avons rejoué l'éternelle histoire de l'amour à mort dans l'Angleterre élisabethaine. En quatre romans, Emmanuelle Pirotte s'est imposée comme une romancière au talent singulier, à l'aise dans tous les registres, avançant avec fougue et panache dans des narrations à la construction subtile.

Rompre les digues, qui paraît aujourd'hui chez Philippe Rey, ouvre une nouvelle page dans son chemin d'écriture. Si cette fois le décor est résolument contemporain, si l'aventure cède le pas à l'exploration des sentiments, on retrouve la finesse d'écriture, le sens de la formule, l'épaisseur humaine qui sont l'âme de chacun des romans d'Emmanuelle Pirotte.

Dans la mélancolie des bords de mer, Renaud traine son ennui et son cynisme. Héritier d'une famille fortunée à défaut d'être aimante, il ne croit en rien et vomit une société rance et vide de sens. Seules la drogue et une prostituée moldave le détournent de ses idées noires. Autour de lui gravitent des figures attachantes (un ami d'enfance, une tante bienveillante, une improbable danseuse de tango) qui ont fort à faire pour endiguer l'amertume abyssale dans laquelle se débat Renaud. 

Et puis débarque Teodora, et avec elle des fantômes, une densité de silence et de malheurs à la mesure des blessures de Renaud.

Ces deux-là se reconnaissent d'instinct, deux grands fauves dans un monde anémié. On n'en dira pas plus de leur histoire, forcément poignante, forcément tragique, si ce n'est qu'elle remue au plus profond et réussit à capter, au cœur de la désespérance la plus noire, une lumière qui éblouit.

 

Philippe Rey, 20 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici